Gouverner avec les contributeurs, toute une question.

Depuis l’action des gilets jaunes, un mouvement de bascule apparaît, tant du point de vue des organisations qu’au niveau politique. Entreprises, associations, institutions redécouvrent le caractère informel de certaines mobilisations mais aussi la force et l’influence des parties prenantes, pourtant si éloignées. Quelle place donner à celles et ceux que j’appelle les contributeurs ?

 

En politique comme en gouvernance, une recrudescence des contributeurs

Entendons-nous sur le concept-même. Je retiens ici, délibérément, la définition de Hyndman en 1990 : « les contributeurs peuvent être définis comme ceux qui contribuent à un organisme de bienfaisance mais ne tirent pas de gain économique direct de leurs contributions ». Cette vision, économique et gestionnaire, est bien entendu restreinte, mais pose un premier cadre : le contributeur ne devrait pas obtenir de rétribution directe de son engagement. Ils ne sont donc pas des parties prenantes, mais des parties “donnantes”.

Les contributeurs apportent leur tribut à un engagement, une institution ou une organisation, y compris psychologiquement (par exemple sur les réseaux sociaux), sans pour autant être directement reliés à celui ou celle-ci. Ce sont les soutiens numériques (signatures et relais de pétitions, commentaires positifs sur des produits ou services, relais de campagnes publicitaires ou d’information, etc.) mais aussi réels (dons, petits collectifs, groupes d’actions, groupes de vente, etc.).

Les contributeurs ne sont pas un engagement au sens de l’action arendtienne, porteuse de lien social ou de pluralité dans le monde. Non, ils viennent raffermir, épaissir les liens qui existent déjà grâce aux engagements et structurations plus formelles et déjà existantes, que ces liens soient économiques, politiques, sociaux, peu importe. Ils sont des adjuvants et des catalyseurs autour d’une communauté.

J’ai récemment défini la contribution comme « un engagement dont l’apport à la cause défendue n’est pas directement perceptible, dont le concours n’est possible que grâce à l’existence d’autres engagés déjà mobilisés et dont la participation est extrêmement variable et volatile. (…) Elle accentue et soutient l’engagement en apportant des ressources de tous ordres, y compris symboliques ».

Ainsi, un contributeur est une personne, morale ou physique, qui apporte sa part dans le cadre d’un projet commun. Dans notre contexte, une telle vision reviendrait alors à intégrer les contributeurs dans la communauté d’action ou d’esprit qui anime l’institution ou l’organisation concernée. Les gilets jaunes et les ZAD en sont l’exemple politique ; les ONG, L214 ou encore les réactions sur les réseaux sociaux vis-à-vis des marques illustrent la contribution pour les organisations.

Cette nouvelle forme d’engagement contredit les discours pessimistes : il suffit d’observer notamment les nouvelles formes de participation des jeunes. L’INJEP remarque ainsi que les jeunes bénévoles sont également un sur deux à « signer une pétition ou participer à une consultation en ligne » ou encore à « rendre publique son opinion sur des questions de société ou politiques ». Même celles et ceux qui ne sont pas bénévoles et sans souhait de le devenir sont un sur cinq à le faire. Bien entendu, ce phénomène est répandu dans toutes les classes d’âge, et contrevient ainsi au discours traditionnel de désengagement de la population française. Au contraire, l’engagement évolue et il s’avère qu’aujourd’hui, nous ne savons pas nous y adapter.

Quant aux organisations, elles se réjouissent de parvenir à mobiliser une cyberarmée de contributeurs prêts à soutenir une marque, un produit, un service, une cause, bref leur structure. Ce sont les fameux community managers qui cherchent à maintenir le lien avec les membres de la communauté, soit passivement (se sentir attaché à la communauté sans pour autour interagir avec elle), soit activement, et ce sont alors des contributeurs. Autrement dit, la communauté ne vit pas sans eux.

 

Derrière l’écran, au loin, le pire est possible

Nous pourrions tous nous réjouir de ces mouvements contributifs, permettant aux organisations et aux institutions ou bien de se remettre en cause (et il s’agit bien là de la gouvernance : se poser des questions pour avancer et perdurer) ou bien de diffuser leurs projets, leurs idées, leurs missions.

Et pourtant, il suffit de se pencher plus près encore des contributeurs sociopolitiques comme économiques pour que l’illusion ne dure que peu. D’abord parce que les contributeurs, souvent issus de la sphère numérique (à l’instar des gilets jaunes, du mouvement 5 étoiles, des sites de comparaison de produits et de services), ont un niveau d’exigence bien plus élevé que les autres parties prenantes.

En tant que contributeurs, le moins d’efforts doit leur être demandé. Ce sont les gilets jaunes ne manifestant que le samedi, ou encore les donateurs aux œuvres de charité qui privilégient le micro-don ou la publicité finançant le don. Leur vision est tournée vers le court- terme : la contribution doit produire des effets rapidement, et surtout efficacement. L’exigence de rentabilité des contributeurs, pour reprendre un vocabulaire économique, est très élevée. La pétition signée ne doit pas être envoyée un an après au destinataire : la réponse de la cible doit parvenir sous quelques jours ou semaines.

C’est aussi la gouvernance dans ses fondamentaux qui est bousculée : les contributeurs attendent une transparence totale des organisations et des institutions. Les entretiens ministériels filmés, les demandes des parties prenantes quant aux résultats des organisations, la volonté de décomplexification des rapports des entreprises, l’exigence croissante de communication sur les notions d’impact social, sociétal et environnemental, ne sont que des exemples de ce haut niveau de demande. En clair, organisations et institutions doivent être omniprésentes pour répondre aux demandes des contributeurs, sans quoi ils se retirent.

Les institutions et les organisations se trouvent donc coincées en étau entre plusieurs forces agissantes : de moins en moins de temps, d’argent, de ressources sont attribués au projet et aux actions, alors que les besoins sont restés les mêmes voire croissent ; le court-termisme est une faute de gouvernance, tandis que cette dernière permet de prévoir l’avenir et d’aligner les objectifs de long terme avec le présent ; sans oublier les exigences holistiques qui sont tout simplement fatales. Il n’est pas viable de demander à une institution ou une organisation de chercher à satisfaire et engager toutes ses parties prenantes tout en lui coupant ses ressources et en exigeant des résultats rapides. Les contributeurs d’aujourd’hui sont parfois pires que les mauvais actionnaires du XXème siècle.

Malgré tout, certaines organisations jouent le jeu et incluent les contributeurs dans le cercle restreint des parties prenantes prioritaires. Il s’agit d’un jeu dangereux. Le risque de mise en scène atteint son niveau le plus haut, la réputation devenant l’alpha et l’oméga, quitte à verser dans le greenwashing ou ses consorts (qui seront alors sévèrement sanctionnés par les mêmes contributeurs). Un focus sur les contributeurs reviendrait finalement à perdre en efficacité et en démocratie, en raison des paradoxes précédemment énoncés et du risque d’escalade prévisible : le désir des contributeurs risque d’être sans fin, volatile et hétérogène. Face à un groupe de contributeurs sans porte-voix, sans demande claire, voire sans stake (au sens de stakeholder, partie prenante en français) qui serait pourtant écouté et pris en compte par l’organisation ; les autres parties prenantes n’auront plus aucune raison de faire des efforts et risquent alors ou bien de se retirer ou bien de se comporter tels des contributeurs. A force d’observer au loin les contributeurs qui sont à l’extérieur de l’organisation, la démocratie interne (et externe) est négligée : c’est la dictature de la minorité hurlante et/ou agissante.

Adaptation ou résistance : le dilemme de gouvernance

Finalement, la contribution n’est qu’un phénomène sociopolitique comme les autres : elle présente des avantages immenses (réveil de la participation politique, création de communautés d’action et d’esprit, soutiens socioéconomiques, etc.) pour des risques qui le sont tout autant. A un détail près : les risques de la contribution sont infiniment plus puissants que ceux rencontrés habituellement en politique ou dans l’économie.

Dans le cas de la mobilisation politique par contribution, nous voyons poindre un déni de démocratie. Responsabilité et légitimité sont les deux chaînons qui manquent aux contributeurs. Associations, partis, institutions politiques ne peuvent qu’être tournés vers leurs cibles, sans quoi ils nieraient leur essence, à savoir ce qui les rend légitimes : la responsabilité devant celles et ceux qui les ont choisis ainsi qu’avec leurs partenaires. L’alignement avec leur mission et leur vision de long-terme doit primer sur l’utilitarisme.

Dans le cas des organisations et des entreprises, ce sont les valeurs et la valeur qui sont au cœur de leur raison d’être. Les valeurs des contributeurs sont-elles partagées ? Quelle valeur ajoutons-nous aux contributeurs et, surtout, que nous apportent-ils réellement ? C’est la question cruciale qui doit être posée au sein des organisations avant de se lancer à corps perdu dans la spirale contributive.

Dans les deux cas, à force de satisfaire les contributeurs, nous risquons la contagion dans la communauté mais aussi dans la société. Alors plus aucune démocratie (représentative, délibérative ou même participative) ne conviendra, la vision de long terme, déjà peu répandue, s’éteindra et la porte sera ouverte à des formes encore plus avancées de négation de l’humanité en tant que temps long irréversible.

Les citoyens ne se sentant plus présents et représentés dans nos démocraties, ils investissent de nouvelles formes d’engagements aux contours encore flous. Face à ces nouveaux défis encore insuffisamment pensés, organisations et institutions ne peuvent plus faire l’impasse sur la réflexion de leur gouvernance, en tant que processus d’intégration des parties prenantes dans leur vision. Elle doit être leur pilier fondateur et immuable, au plus vite.

 

Par : Guillaume PLAISANCE, Doctorant en sciences de gestion, à l’Université de Bordeaux
Expert et Administrateur de Recherches & Solidarités

guillaumeplaisance.fr

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