Bien sûr, la guerre froide n’est pas terminée, et les chars russes, à la brèche de Fulda, ne sont qu’à 250 kilomètres de Strasbourg… Mais la peur se laisse oublier, et l’optimisme est de mise. Mai 68 n’a pas étouffé la croissance. Le taux de chômage est de l’ordre de 4%. Bien des jeunes s’en donnent à cœur et à corps joie, dans un monde où les antibiotiques ont fait disparaître les MST, où le Sida n’est encore qu’une petite ombre à l’horizon californien, ou l’IVG est dépénalisée et les morales oubliées.
Pour l’informatique, la percée fascinante mais difficile des années 1960 est un vieux souvenir : les «mainframes » sont maintenant à la portée des entreprises pas trop petites et après le mini-ordinateur, on voit arriver le « micro ». Certes, il inquiète ou agace les professionnels de l’informatique. Pierre Lhermitte, patron de l’informatique à EDF, avait rêvé d’une « informatique de France ». Il est apostrophé par un enseignant-consultant, Bruno Lussato et sa micro-informatique. Ils se réconcilieront, avec un affrontement amical à une réunion des utilisateurs de la CII (Versailles). Un peu plus tard, le modèle client-serveur mettra tout le monde d’accord.
Au plus haut niveau de l’État, Valéry Giscard d’Estaing n’hésite pas à prendre la parole en personne, à la séance de clôture d’une semaine « Informatique et société », organisée à sa demande en septembre (Le texte complet de son intervention est accessible en http://diccan.com/Autres_auteurs/Giscard.tml , mais nous n’avons trouvé aucune trace du reste de la rencontre). Plusieurs de ses vues expriment une grande espérance.
Pour lui « … le mouvement convergent de l’aspiration sociale, de l’économie et de la technologie vers des valeurs de qualité et de quantité… par un singulier effet de clairvoyance sociale, ces nouvelles valeurs ont précédé, et non suivi l’apparition de la rareté matérielle et énergétique. »
Le chef de l’État en attend un nouveau langage, qui « entraîne un mouvement de transformation sociale… Un effet majeur de la poussée de l’informatisation sera de lui faire franchir un triple barrage : celui des grandes institutions, celui des cloisonnements techniques et celui des spécialistes ».
Quant à l’intelligence artificielle « l’informatique, par sa nature, ne peut pas être une intelligence qui domine. Mais elle peut être une intelligence qui prépare et qui complète ».
« Cependant, « il nous faut assurément être vigilants… le soupçon existe dans l’opinion publique :
– l’informatique est-elle un danger pour l’emploi ?
– l’informatique menace-t-elle la liberté ? »
Quatre thèmes lui paraissent « nécessiter une attention particulière :
– la liberté individuelle,
– la décentralisation des pouvoirs et des décisions,
– la maîtrise de l’encombrement des informations,
– la préservation de la fraternité entre les hommes. »
Est-il entendu ? Ces thèmes ont-ils eu leur application concrète ? Techniquement oui, avec un le lancement de la télématique, c’est-à-dire du minitel.
Mais quant à l’humain et au social, d’autres soucis l’emportent. Et notamment dans la recherche en informatique. Elle se détourne des questions de société et de gouvernance. Pourtant on avait pu y croire en 1973, à un congrès de l’Inria http://diccan.com/Berger/Rechig.htm qui lançait l’Inforsid (INFormatique des ORganisations et Systèmes d’Information et de Décision).
Mais, en 1976, à Caen, http://diccan.com/Berger/Inforsid_76.htm l’informatique humaniste d’un Jean-Louis Le Moigne perd la face. Les fonds publics iront à une recherche plus technique, autour des méthodes d’analyse et notamment de Merise.
Une grande association, l’Afcet, http://diccan.com/dicoport/AHDicnpa.htm#Afcet avec ses quelque 4000 membres, va néanmoins y consacrer des efforts et plusieurs congrès, par exemple « Dimensions de l’entreprise et formes de gestion » (1976) ou « Petits groupes et grands systèmes » (1979).
C’est quand même peu, face à la puissance des grands constructeurs. Heureusement l’industrie nationale elle-même s’y attelle, en créant l’Institut Bull, qui se donne pour vocation d’«étudier les conséquences économiques, sociales et humaines de l’emploi des techniques nouvelles ».
Sur quelles bases ? On peut les trouver dans le cours que son fondateur Raymond Moch vient de terminer au Collège de France et qu’il va publier sous le titre « L’homme informatifié », largement résumé et commenté par Jean Rohmer dans « Des calculatrices aux tablettes. ».
Raymond Moch aussi est optimiste… au moins pour les effets de l’informatique sur le management des entreprises (privées). Mais aussi sur l’emploi. Et même il aimerait bien (nous dit Jean Rohmer) « que les amplificateurs logiques deviennent aussi des amplificateurs de démocratie … crée un lien direct entre l’Etat et les citoyens sans intermédiaire bureaucratique ».
L’Institut par la suite, va surtout se concentrer sur l’aide aux handicapés, puis à des réflexions plus générales.
Quarante ans plus tard … l’informatique (certes bien différente de celle de 1979) se porte mieux que jamais, mais dans un monde qui a mille raisons de s’inquiéter pour son avenir. Et des réflexions comme celles que mène l’Institut sont toujours nécessaires.
Par Pierre Berger, artiste et critique d’art numérique / Ancien journaliste spécialisé au Monde Informatique / membre de l’institut Fredrik Bull
Cet article a été publié en partenariat avec l’Institut Fredrik Bull.
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