Longtemps, la croissance de la population en Inde a été vue comme une malédiction. Les politiques de contrôle de la natalité se sont succédées avec des fortunes diverses, certaines laissant un goût amer. Les choses ont changé au début du XXIe siècle. La croissance démographique (+1 % par an, pour une population qui compte aujourd’hui 1,4 milliard d’habitants) et les gains économiques potentiels qu’elle pouvait apporter ont suscité des analyses plus optimistes. Économistes et démographes ont commencé à parler de « dividende démographique ».
Le mirage du dividende démographique
Le dividende démographique désigne le phénomène par lequel le taux de dépendance, c’est-à-dire le nombre d’inactifs (enfants et personnes âgées) à la charge des actifs, baisse suite à l’arrivée sur le marché du travail de nombreux jeunes actifs. Cette baisse du ratio de dépendance permet alors de libérer des ressources précédemment dédiées au soutien des inactifs, et de les consacrer à des investissements productifs, à l’épargne ou à la consommation.
Le principal dividende démographique identifié jusqu’à présent est celui associé au « miracle asiatique » des années 1970 à 1990. Dans ces pays d’Extrême-Orient, la fin de la transition démographique est allée de pair avec une forte croissance. Pour plusieurs experts. La baisse du ratio de dépendance aurait contribué à un quart, voire deux cinquièmes de la croissance entre 1965 et 1990.
Dans le cas de l’Inde, le ratio de dépendance était de 80 % dans les années 1960. Descendu à 60 % au début des années 2000, il est actuellement de 50 % et devrait tomber au plus bas à 40 %. Entre 8 et 10 millions d’Indiens vont entrer tous les ans sur le marché du travail au cours des dix prochaines années ; l’économie du pays va donc devoir créer près d’un million d’emplois par mois jusqu’en 2025.
Or, si la croissance démographique a pu alimenter la croissance économique des économies d’Extrême-Orient, il en est allé tout autrement en Amérique latine entre 1970 et 1990, où les taux de dépendance ont décliné de la même manière qu’en Asie tandis que la croissance ne dépassait pas 1 % sur la période. La croissance démographique semble avoir davantage contribué à une hausse du chômage qu’à celle du PIB, de même qu’au Maghreb dans les années 2000.
Pour que la transition démographique produise du dividende, il faut que le marché du travail soit en mesure d’absorber les nouveaux entrants. Or, en Inde, deux problèmes se posent actuellement : premièrement, les compétences offertes sur le marché du travail ne sont pas en phase avec celles demandées et, deuxièmement la croissance est devenue, en Inde, destructrice d’emplois.
Un système éducatif inadapté
Le marché du travail en Inde est caractérisé par un faible niveau de qualification. Près d’un tiers de la population active est analphabète et 17 % des Indiens n’ont fréquenté que l’école primaire, ce qui s’explique par la place de l’agriculture : elle ne pèse que 14 % du PIB mais emploie encore plus de la moitié de la main-d’œuvre du pays.
Plus de la moitié de la population dispose d’un niveau d’instruction secondaire, sans pour autant disposer de compétences techniques ou professionnelles, l’enseignement secondaire restant encore quasi uniquement généraliste. On estime à 2 % la population active ayant suivi une formation professionnelle formelle, ce à quoi on peut ajouter 5 % de la population active qui aurait reçu une formation professionnelle informelle. Ce manque de qualifications représente un frein majeur pour l’essor du secteur manufacturier et la création d’emplois. Selon une enquête de la Fédération indienne des Chambres de commerce et d’industrie, 90 % des sociétés interrogées disent faire face à une pénurie de main-d’œuvre.
10 % de la population possède un diplôme de l’enseignement supérieur. Il ressort d’une enquête nationale menée en 2014 par un cabinet de conseil, que 50 % des diplômés du supérieur sont inemployables au sortir de leurs études. Le taux de chômage des jeunes diplômés est en effet relativement élevé : 18 %. Pour cette raison, la plupart des grands groupes disposent de leurs propres centres de formation par lesquels passe tout nouvel employé, tant la formation des jeunes diplômés indiens est jugée inadéquate.
L’offre de travail est plombée par un manque de qualifications. Côté demande, seule une croissance fortement créatrice d’emplois saurait absorber une telle arrivée de jeunes actifs. Or, le secteur primaire mécanise et tend à détruire des emplois. Le secteur manufacturier – qui, pour des raisons historiques, a longtemps été atrophié en Inde, ne contribuant qu’à moins de 20 % du PIB –, a souffert de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée et a donc cherché à mécaniser sa production.
Enfin, les services, qui tirent la croissance, représentent 58 % du PIB mais emploient 20 % de la population active. Dans le secteur tertiaire, l’Inde s’est fortement spécialisée dans des segments de niche extrêmement productifs et donc peu créateurs d’emplois. Pour toutes ces raisons, la croissance en Inde ne crée plus d’emplois mais en détruit. Une étude montre que sur les six dernières années, le pays a perdu 9 millions d’emplois, malgré des taux de croissance élevés.
Vers un chômage massif ?
Il est donc à redouter une montée du chômage en Inde, qui a d’ailleurs déjà commencé, le taux s’élevant aujourd’hui à 6 %, au plus haut depuis 45 ans – et cela, alors même que le taux de participation des femmes au marché du travail est, à 23 %, l’un des plus faibles au monde. Ce chômage touche particulièrement des jeunes qui ont de plus en plus investi dans une éducation qui ne peut que les décevoir. Le gouvernement Modi a lancé des campagnes de professionnalisation (« Skill India ») dont l’effet reste à démontrer et qui interviennent sans doute un peu tard.
L’arrivée massive au cours des prochaines années de jeunes travailleurs, pour l’heure peu employables, dans une économie qui ne crée pas ou peu d’emplois, a de quoi inquiéter. D’autant plus que le climat social est déjà agité dans ce pays qui abrite près d’un cinquième de la population mondiale et où le parti au pouvoir, populiste et nationaliste, a remporté en mai dernier un succès électoral inattendu qui lui a ouvert la voie d’un second mandat.
Catherine Bros, Maître de Conférences en économie, HDR, Université Gustave Eiffel, affiliée au laboratoire DIAL, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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