Pour Gustave Le Bon, sociologue du XIXe siècle, la foule obéit à une logique qui lui est propre, défiant parfois le bon sens , et allant contre les valeurs intrinsèques des individus qui la composent. Il est aisé de voir que la foule virtuelle, celle que l’on rencontre sur les réseaux sociaux, fonctionne selon les mêmes mécaniques que la foule réelle.

D’ailleurs,  j’emploie le terme « virtuel » seulement pour le distinguer du rassemblement physique; car si les réseaux sociaux sont des espaces dématérialisés, les utilisateurs qui s’y réunissent, eux, sont de vraies personnes dotées d’émotions, chacune avec la construction mentale qui lui est propre, son histoire personnelle, et ses croyances. A partir du moment où les plateformes numériques sont les lieux qui rassemblent des individualités, peut-on envisager d’appliquer sur les foules virtuelles les principes caractérisant la Psychologie des foules émis par Le Bon ?

Le poids des mots…

Lorsqu’on s’intéresse à l’étymologie du mot foule, on constate qu’il vient de « fouler », lui même issu du bas-latin fullare, rattaché à fullo, qui donne le métier de foulon, artisan ou ouvrier qui écrasait avec ses pieds les draps ou le cuir pour les assouplir. C’est également le nom donné aux moulins avec lesquels cette opération était exécutée.

Ainsi, le mot foule contient intrinsèquement une notion d’écrasement, de piétinement, de compression, voire de maltraitance ; on dit fouler le sol, c’est à dire y écraser son pied. Il est possible aussi de fouler l’honneur de quelqu’un, de fouler des valeurs, le droit, la justice, et les individus.

La notion de foule comporte une dimension de domination, une menace latente pour l’intégrité de l’individu. Celle-ci sous-tend une force autonome,  puissante, et imprévisible.

À partir du XVIe  siècle, le terme foule est employé pour désigner multitude, en un certain sens, c’était déjà la « multitude accablante » que chantait Georges Brassens.

L’ère des foules virtuelles

Dans Psychologie des foule, paru en 1895, Gustave Le bon, décrit la foule non comme un groupement d’individualités qui s’additionnent, mais comme une entité à part-entière.

Telle une « âme collective » avec  laquelle les individus qui la composent entrent en fusion, une sorte de « cerveau général », fonctionnant davantage à l’émotion qu’à la raison, il écrit :

« La foule psychologique est une être provisoire, formé d’éléments hétérogènes qui pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède (…) quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que puissent être leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul fait qu’ils sont transformés en foule les dotent d’une sorte d’âme collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément. »

Parfois, on peut observer que les foules qui peuplent les réseaux sociaux obéissent aux mêmes mécaniques décrites par Le Bon, la psychologie prégnante en groupe fonctionne aussi pour internet.  L’actualité regorge d’exemple allant dans ce sens, récemment sur Twitter, Anne Sinclair fut la cible de messages haineux après avoir posté un article de Vanity Fair qui parlait de l’affaire Ramadan ou de la jeune chanteuse Menel après son passage.

Force est de constater que le phénomène, auquel on a donné pour nom l’anglicisme  bashing, à savoir, le fait de dénigrer collectivement une personne ou un sujet, se retrouvant  partout sur internet.

Cependant, les foules numériques ont un avantage certain sur les foules physiques: elles ne sont pas tributaires des contraintes matérielles, géographiques, ou logistiques. Elles ont la capacité d’abolir les frontières et de générer une adhésion massive et immédiate; il suffit de cliquer sur un bouton pour exprimer un sentiment positif ou négatif, pour soutenir ou dénoncer une cause.

Les mouvements de protestations s’initient désormais sur les réseaux sociaux, les revendications ne s’écrivent plus sur les banderoles, mais à coups de hashtag.

L’opinion publique n’échappe pas non plus à cette (ré) évolution numérique; de nos jours, la vox populi s’exprime avant tout sur les espaces virtuels.

Déresponsabilisation, contagion et suggestibilité

Selon Le Bon, les foules sont impulsives, irritables, dominées par les sentiments du moment, elles aiment le simplisme et l’exagération, excluant toute forme de  nuance:

« elles ne connaissaient ni le doute ni l’incertitude et vont toujours aux extrêmes. »

Ces mêmes caractéristiques se retrouvent chez les foules numériques, il suffit de faire un tour sur les réseaux sociaux pour le constater.  A chaque nouvelle polémique, lynchages, insultes sont systématiquement au rendez-vous. Le bashing évoqué plus haut n’épargne personne et concerne toutes les catégories socio-professionnelles : de la Youtubeuse beauté/ mode à l’activiste et militant, en passant par les Gamers, et même les anonymes devenus célèbres à « l’insu de leur plein gré ».  Dans la ‘jungle’ des réseaux sociaux, chacun d’entre nous peut se retrouver jeté en pâture à une foule de mécontents.

Comme dit précédemment, Le Bon considère  la foule comme une entité dotée d’une âme autonome, l’état de conscience d’un individu se trouve  modifié en présence d’une foule. Il adopte un comportement différent de celui qu’il a habituellement lorsqu’il est isolé, il est dans un état régressif, et il est alors capable de commettre des actes contraires à ses valeurs :

« Aussi, par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’est peut-être un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs »

La fait d’être dans un groupe favorise le manque d’empathie, et crée une distance avec ce qui est en dehors de la foule psychologique, une sorte de perméabilité aux émotions de l’Autre: « l’individu n’est plus conscient de ses actes. Chez lui comme chez l’hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont détruites, d’autres peuvent être amenées à un degré d’exaltation extrême. »

La supériorité numérique a le pouvoir de déresponsabiliser l’individu, la foule crée la perte d’individuation en faveur de la majorité, de même, la distance que donne internet peut favoriser la déresponsabilisation ; comme si le fait de s’exprimer sur une place publique virtuelle, bien à l’abri chez soi, depuis un ordinateur, pour certains de manière anonyme derrière un pseudo, facilitait la sensation d’impunité et annihilait toutes contraintes liées aux règles élémentaires de la vie en société. Comme si happé par l’émotion collective, la raison s’effaçait pour laisser place au cerveau primitif, Le Bon évoque à ce sujet «  l’abaissement d’intelligence et la transformation des sentiments. »

La notion de déresponsabilisation va de pair avec celle de la contagion émotionnelle. Le Bon affirme que ces émotions extrêmes trouvent leur terreau dans un environnement pandémique :

« Lorsqu’une affirmation a été suffisamment répétée, et qu’il y a unanimité dans la répétitions(…) il se forme ce qu’on appelle un courant d’opinion et le puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir contagieux aussi intense que celui des microbes »

D’ailleurs, n’est-il pas courant de dire qu’une vidéo ou une publication sont devenues virales ? Il y a inconsciemment une référence à cette notion de contagion. Telle ou telle polémique engendre une sorte de fièvre collective, avec une durée limitée dans le temps, avant d’être remplacée par une autre : « La foule est le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les incessantes variations. »

Le Bon avance l’idée selon laquelle les mots simples, et qui enferment une puissance, détiennent un haut pouvoir de suggestibilité auprès des foules. L’avantage est donné aux idées simples, courtes, faciles à exprimer en peu de mots.

Sur les réseaux sociaux,  les opinion sont bien trop souvent dépourvues de nuance, on y constate une certaine forme de manichéisme, comme si l’on devait être forcément pour ou contre quelque chose. L’instantanéité et l’omniprésence de l’information empêchent une certaine forme de recul nécessaire à la réflexion,  ce qui est le cas Twitter par exemple, où il n’est pas possible de dépasser 280 caractères; difficile de développer une réflexion construite et argumentée. Pour vous donner une idée, cet article dépasse les 9000 caractères, et je n’ai pas exprimé la moitié de ce que j’avais en tête au départ…

Quoi qu’il en soit, dans la mesure où presque 3 milliards d’humains sont inscrits sur les réseaux sociaux, que 39 % de la population mondiale se retrouve sur Facebook, Twitter, Instagram, Youtube, Snapchat, ou autre interface de socialisation, la psychologie et les mécanismes des foules numériques constitueront un large sujet d’étude  pour les sociologues 2.0.

(1) Psychologie des foules, Gustave Le Bon, P.18, éditions Echo Library.

(2) Psychologie des foules, Le Bon P. 22

(3) Ibid, P.20

(4) Ibid,

(5) Ibid, P.71

(6) Ibid, P.22

Par Nesrine Briki

Directrice de rédaction, auteure, traductrice littéraire.

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