Cet article est le troisième et dernier volet du dossier consacré aux mouvements étudiants portugais sous la dictature d’António de Oliveira Salazar (1889-1970) et au rôle qu’ils jouèrent dans le renversement du régime au cours de la Révolution des Œillets de 1974.

L’essoufflement de la mobilisation étudiante : la désunion politique

La mobilisation étudiante au Portugal a suivi trois principes. D’abord, elle s’est opposée aux discriminations ou aux orientations autoritaires venues des autorités académiques. Ensuite, elle est intervenue contre la politique gouvernementale et a tenté de l’influencer. Enfin, elle s’est étendue au champ de la société portugaise toute entière, en tentant de la transformer. C’est ce dernier principe qui a entraîné la plus grande politisation du discours étudiant. Celui-ci a notamment été influencé par divers groupes d’extrême-gauche. La lutte contre la guerre coloniale et pour la révolution prolétaire apparaissent de plus en plus souvent dans les débats au sein du mouvement étudiant. On constate ainsi une influence grandissante de la révolution culturelle chinoise et de la révolution cubaine. Les différents groupes cessent alors de se distinguer uniquement du gouvernement. Ils commencent à se distinguer entre eux.

A l’extrême-gauche, les groupes marquent leurs différences, entre marxistes-léninistes, maoïstes ou encore trotskistes. C’est aussi une des conséquences de la rupture sino-soviétique qui atteint son paroxysme en 1969. On constate aussi une séparation entre communistes et socialistes. Les premiers se joignent au Parti communiste portugais (PCP). Les socialistes, derrière la figure de Mario Soares, créent le Parti socialiste portugais (PSP) en 1973. On est alors bien loin de la stratégie antifasciste unique et unie des années 1950. Les plus légères différences idéologiques peuvent alors amener à des scissions ou à de fortes critiques entre les différents groupes. Guya Accornero parle d’une véritable compétition politique. La plupart des critiques s’élèvent alors contre le Parti communiste dont on estime qu’il a abandonné son caractère révolutionnaire pour un objectif électoral impossible.

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En effet, n’ayant aucun moyen de représentation légal, le Parti communiste se devait alors, pour conserver son rang, d’entrer en compétition avec tous ces groupes plus radicaux. C’est dans cette logique qu’il créé l’Action révolutionnaire armée (Ação Revolucionaria Armada-ARA en portugais), apparue publiquement en octobre 1970 mais semble-t-il constituée dès 1966. Cependant, après la crise étudiante de 1969, le Parti communiste continue de perdre du terrain, tentant surtout des actions électorales et légales. Pour l’historien et le sociologue Alvaro Garrido, c’est l’idéologie politique qui a permis au mouvement étudiant de devenir une véritable force d’opposition à la dictature de Salazar mais c’est aussi l’idéologie, ou plutôt les idéologies, qui l’ont tué.

Une mobilisation étudiante finalement inoffensive pour le régime : la réussite du Mouvement des capitaines

Le Mouvement des capitaines (Movimento dos capitães-MC en portugais) a vu le jour en Guinée en 1973. Il avait pour premier but de défendre les intérêts purement corporatistes des officiers de l’armée portugaise. Le 9 septembre 1973, 136 capitaines et lieutenants se réunissent en secret et élaborent un document transmis à Marcelo Caetano exigeant la révocation de décrets lois qui avaient été signés en juillet et qui mettaient en place des capitaines désignés directement par le pouvoir, sans qu’ils aient fait leurs classes. Il s’agissait en fait de miliciens. Le mouvement prit de l’ampleur, et attire à lui des officiers en poste en Angola et au Mozambique. Le 6 octobre, certains menacent directement le gouvernement de démissionner, faire grève ou encore « d’utiliser la force ». Le document est signé par la « Première commission coordinatrice du MC ».

Le 15 novembre, un membre du gouvernement promet la révocation des décrets lois pour le 29 mais le Major Hugo dos Santos fait annuler cette décision. Lors d’une réunion du 24 novembre, les militaires, commandés par le Lieutenant-colonel Luis Banazol, élisent une « Commission coordinatrice définitive du MC » et décident de passer à l’action militaire pour destituer le gouvernement. Il déclare : « Le gouvernement ne partira que face aux balles, et les seuls à pouvoir le faire, c’est nous » (O Governo só sai a tiro e os únicos capazes de o fazer somos nós). Le Mouvement des capitaines cherche alors des appuis dans les autres branches des forces armées, notamment dans la Marine et l’Armée de l’air. Les trois branches, terre, mer et air sont regroupées au sein d’une même commission qui devient le Mouvement des Officiers des Forces Armées (MOFA). Cela marque un tournant important car le mouvement devient politique. La coordination militaire est affectée aux majors Vitor Alves, Otelo Saraiva et au capitaine Vasco Lourenço. Les généraux Antonio Spinola et Costa Gomes, puis dans un deuxième temps le major Melo Antunes, quant à eux, donnent une véritable crédibilité politique au mouvement, de par leur importance dans l’Etat. Face à la pression et au risque de coup d’État de plus en plus probable, le gouvernement de Marcelo Caetano révoque finalement les décrets lois contestés le 22 décembre 1973.

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L’objectif du Mouvement des capitaines ayant été atteint, on pense que ce dernier va se dissoudre. Mais c’est alors la question de la guerre dans les colonies qui va ressurgir. Pour le général Antonio Spinola, la politique du gouvernement ne peut que mener à « une défaite honteuse ». Celui-ci va encore plus loin du point de vue politique en publiant un livre Portugal e o futuro (Portugal et le futur), décrivant sa vision du Portugal et exprimant très explicitement son envie de voir le gouvernement Caetano destitué. Général le plus reconnu du Portugal, très populaire, il y explique aussi que tous les combats menés par le Portugal en outre-mer ne pourront être gagnés grâce aux armes. Son livre place Marcelo Caetano dans une situation très compliquée. Plus libéral que Salazar, il fait face à un dilemme. Il s’agit soit de réprimer un personnage très populaire, soit de ne rien faire, ce qui est un aveu de faiblesse qui équivaut, alors, à un « suicide-politique ».

Le président du Conseil, Marcelo Caetano, au cours d’une audience avec le Président de la République Américo Thomas le 28 février 1974, remet sa démission. Pourtant, le président estima que « sa responsabilité n’avait pas de sens, le pays démontrait de la confiance (…) il n’avait que des raisons de l’avoir aussi » (exoneração não fazia sentido, o país mostrava confiança […] ele só tinha razões para a manter também). Marcelo Caetano présente à nouveau sa démission le 11 mars 1974, qui est à nouveau refusée. Le 16 mars, Antonio Spinola et Costa Gomes démissionnent de leurs postes. Le 24 avril 1974, à 22h55, les opérations militaires commencent. Des troupes fidèles aux deux généraux prennent position autour de Porto et de Lisbonne. Seule la Police Internationale et de Sûreté de l’Etat oppose une résistance armée, provoquant la mort de 4 personnes, les seules victimes de la révolution. Le 25 avril, en fin de journée, le régime s’effondre. Marcelo Caetano se rend à Spinola. Des milliers de portugais se rassemblent avec les militaires insurgés, bravant ainsi le couvre-feu, au marché aux fleurs, riche en œillets. Le Portugal vient de vivre la révolution.

Les étudiants et la Révolution

Avec la fin de l’État nouveau portugais, l’héritage de la lutte étudiante apparaît clairement. D’abord, elle a permis la légitimité de nouveaux organes politiques comme le Parti communiste portugais, qui avait canalisé une grande partie des luttes contre le régime. C’est aussi le cas d’autres organisations d’extrême-gauche. Certaines de ces formations entrèrent alors au Parlement de la toute jeune démocratie. D’autres, les plus radicales, restèrent en-dehors de ce système. Mais, surtout, le nouveau régime a reconnu la lutte étudiante et l’a récompensée. Les gouvernements révolutionnaires successifs instaurèrent ainsi un « service civique étudiant » et lancèrent des campagnes pour le « dynamisme culturel ». La quasi-totalité des présidents de facultés et une grande partie des recteurs furent licenciés et remplacés. Enfin, les gouvernements publièrent les rapports de réunions, d’assemblées générales et d’autres documents relatifs aux associations étudiantes, concernant notamment les crises des années 1960, et qui avaient été cachés par le régime jusque-là. Les pratiques des étudiants qui étaient illégales sous la dictature devinrent légales et légitimes. Cela les amena d’ailleurs à continuer sous ces formes. Les groupuscules d’extrême-gauche ne moururent pas avec la chute du régime. Une grande partie des étudiants prirent toutefois part aux nouvelles institutions démocratiques qu’ils avaient contribué à créer. Certains prirent des positions importantes dans la nouvelle démocratie, comme dans l’Assemblée Constituante du 25 avril 1975. Les étudiants portugais ont ainsi joué un rôle décisif dans la contestation. Ils ont été les premiers à lier la contestation « corporatiste », critiquant la politique académique, et la contestation sociale et sociétale. Enfin, ils ont politisé à la fois leur discours et leurs méthodes. Surtout, les étudiants sous la dictature deviennent les cadres politiques de la jeune démocratie à construire. Leur expérience face au régime autoritaire et leur idéologie ont nécessairement joué un rôle dans la formation politique du Portugal à partir de 1975 et dans les années 1980.

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Mario SOARES, qui fonde le Parti Socialiste portugais en 1973. Membre du gouvernement dès la Révolution des Œillets, il deviendra Premier Ministre du Portugal entre 1976 et 1978, instaurant définitivement la démocratie portugaise. Il obtiendra son statut de véritable homme d’Etat, resté dans l’histoire du pays, avec son élection à la Présidence de la République portugaise en 1986, année de l’entrée du Portugal dans la CEE, qu’il quittera, faute de pouvoir candidater à un troisième mandat, en 1996.

Selon l’intellectuel portugais, Antonio Sergio, « A educação é a arte de emancipar os homens » (L’éducation est l’art d’émanciper les Hommes). Être militant dans un régime autoritaire coûte plus cher que dans une démocratie. Le prix à payer est la répression. Selon Guya Accornero, qu’elle soit « directe », celle qui caractérise le contrôle de la rue, la violence contre les manifestants, l’emprisonnement des dissidents, l’absence de garanties pour les détenus, la torture ou encore les punitions dans les prisons politiques, ou « indirecte », celle qui empêche les militants de l’opposition de trouver un travail, de poursuivre leurs études, d’avoir des relations sociales, la répression est un coût certain pour le militant dans un contexte autoritaire. Bien que n’ayant pas fait chuter le régime, la contestation étudiante du régime de Salazar ne peut cependant pas être considérée comme un échec. Par ses protestations, ses actions, ses publications, le mouvement étudiant a toujours fait vivre la contestation. L’idée d’une alternative, d’une autre voie, était ainsi portée. Cette autre voie n’est pas unique et a amené les étudiants à la compétition politique, mais c’est bien là une des premières caractéristiques de la démocratie : le pluralisme politique. Avec le coup d’État militaire du 25 avril 1974, les étudiants portugais entrevoient enfin leur avenir. Ils peuvent ainsi envisager dans les faits la société qu’ils ont théorisée. L’État nouveau s’est étendu de 1933 à 1974, et, pendant ces 40 ans, les étudiants portugais ont porté des idées contraires à celles établies par le régime. Pendant 40 ans, les étudiants portugais ont été des résistants.

Par : Alexandre Laranjeiro, analyste en Relations Internationales.

Article initialement publié par Mercoeur, retrouvez l’article original ici.

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