La technologie Blockchain a le vent en poupe. Les sociétés de capital-risque ont fait le choix d’augmenter massivement leurs investissements dans ce secteur émergent : 2,79 milliards de dollars en 2019 contre 0,611 milliard en 2015 (Jakobson, 2020).
Tout le monde a entendu parler de la technologie blockchain et beaucoup savent qu’elle est, entre autres, au cœur des cryptomonnaies. Mais peu d’entre nous en connaissent le fonctionnement.
Inventée par les crypto-anarchistes à l’origine du Bitcoin, la technologie Blockchain a vu le jour en 2009. Elle permet tout à la fois de contrôler les transactions réglées en cryptomonnaies, d’authentifier les unités monétaires transférées, de stocker l’information tout en la rendant visible à tous, de réduire les coûts de transaction.
Dans l’esprit de ses concepteurs, les cryptomonnaies reposant sur cette technologie devaient pouvoir se passer du système bancaire réputé corruptible et jugé responsable de crises à répétition ; celle des subprimesde 2007 étant à leurs yeux celle de trop. Ils entendent bâtir une monnaie « sans confiance », au sens où elle ne reposerait plus sur aucun tiers de confiance (banque centrale, banques de second rang), mais bien sur une technologie incorruptible. Cependant, sans que les crypto-anarchistes l’aient prévu, la Blockchain a éveillé l’intérêt de nombreux acteurs hors du champ des cryptomonnaies.
Partout dans le monde, start-up, grandes entreprises, administrations publiques commencent à percevoir ses nombreux avantages. Modèles d’affaires nouveaux, solutions innovantes, applications inédites, la Blockchain semble être à l’orée d’une adoption massive. En 2015, The Economist percevait déjà ce mouvement en consacrant la couverture de son numéro du 31 octobre au 6 novembre à « La machine à confiance : Comment la technologie derrière le Bitcoin pourrait changer le monde ».
Désormais, la Blockchain ne peut plus être entendue dans son sens premier de support des transactions en cryptomonnaies. Elle va bien au-delà en jouant un rôle central dans l’émergence de nouveaux modèles d’affaires. Après avoir expliqué les bases du fonctionnement de la Blockchain, nous nous contenterons ici d’en présenter quelques-uns, dans le domaine du commerce et des services.
Les bases du fonctionnement de la Blockchain
Afin de mieux appréhender en quoi la Blockchain peut apparaître comme révolutionnaire, il nous faut en expliquer sommairement le fonctionnement. La blockchain peut être définie comme la mémoire qui contient l’histoire exhaustive de toutes les transactions réalisées en cryptomonnaies, comparable à un « grand livre ou, plus simplement, une base de données chronologique des transactions enregistrées par un réseau d’ordinateurs » (Peters & Panayi, 2015). La Blockchain se présente sous la forme d’un réseau distribué à l’échelle de la planète, c’est-à-dire qu’elle est stockée et gérée par des ordinateurs (appelés aussi « nœuds »). Chaque nouvelle transaction enregistrée dans la Blockchain est d’abord validée par les acteurs responsables de ces nœuds (et connus sous le nom de « mineurs ») selon un protocole particulier qui rend virtuellement impossible la fraude. Une fois inscrite dans la Blockchain, l’information devient inaltérable et reste accessible à tous. Cette information peut être très variée car la technologie est en mesure d’authentifier et de stocker tout type de données : transactions réglées en cryptomonnaies, preuves de paiements, mais aussi tickets, actes de propriété, diplômes, etc. Elle fonctionne alors comme un Data Center distribué, incorruptible et sûr.
En 2013, la Blockchain « infrastructure » voit le jour dans le cadre du lancement d’une nouvelle cryptomonnaie appelée Etherum. Cette nouvelle génération de blockchain permet de gérer des smart contracts qui peuvent être définis comme « des boîtes ‘cryptographiques’ qui contiennent de la valeur et ne la déverrouillent que si certaines conditions sont remplies » (Buterin, 2013). Ils fonctionnent à l’image d’applications qui s’autoexécutent lorsqu’une série de conditions sont remplies. Efficacité, incorruptibilité, inviolabilité, variété des supports stockés font de la Blockchain une technologie susceptible d’intéresser de nombreuses activités.
Les nouvelles applications de la technologie Blockchain
A partir de 2017-2018, émergent aux côtés des Blockchains publiques, des Blockchains privées appelées aussi « non permissionnées » (composées de nœuds privés) et des Blockchains de « consortium » (mixte privée/publique). Il y aurait au moins sept facteurs rendant la Blockchain attractive par rapport aux modèles économiques classiques : premièrement la quasi-impossibilité de falsifier des données, deuxièmement la sécurité cryptographique, troisièmement la baisse des coûts de transaction, quatrièmement la vérification et l’authentification des données, cinquièmement l’organisation en réseau, sixièmement, l’enregistrement de données accessibles à tous et enfin la rapidité des transactions (Godefarge & Rossat, 2016).
À partir de ces facteurs, il est possible d’imaginer toute une série de domaines possibles d’applications pratiques. Le premier domaine possible concerne les activités reposant sur la nécessité d’authentifier des données. Prenons l’exemple de la génération d’un diplôme officiel délivré à un étudiant et dont la trace serait stockée définitivement sur une blockchain. Il suffirait alors qu’un employeur, par l’intermédiaire d’un flashcode, puisse accéder à cette trace afin d’authentifier le diplôme et d’avoir la preuve irréfutable qu’on ne lui a pas menti. On peut imaginer ainsi l’utilisation de la Blockchain pour l’authentification de tout type de documents comme des factures, contrats, certificats, billets de spectacle, ordonnances médicales, tickets de loterie, etc. Non seulement les fraudes deviendraient quasi-impossibles, mais des services entiers de l’entreprise bénéficieraient des avantages de ce procédé d’authentification (Ressources Humaines, service comptabilité, etc.). Citons ici l’exemple de la startup Ticket 721 qui développe des solutions de billetterie basées sur la Blockchain qui empêchent la fraude et garantissent une traçabilité totale des billets. Citons encore l’école de commerce HEC Paris qui teste une solution d’authentification de la scolarité et du diplôme basée sur la Blockchain.
Le deuxième domaine possible concerne les activités relevant de la sécurité, notamment en matière de protection de l’identité et des données personnelles. Habituellement, lorsque nous installons des applications sur nos tablettes et nos téléphones portables nous devons accepter d’autoriser ces dernières à collecter et à transmettre des informations personnelles à une tierce partie dont nous ne savons rien. En particulier il nous est difficile de connaître l’usage qui sera fait de nos données personnelles. La Blockchain permettrait de reprendre le contrôle sur nos données personnelles. En utilisant des applications reposant sur la Blockchain, les utilisateurs pourraient garder un contrôle total sur leurs données et informations et en rester les seuls propriétaires. Chaque usage qui serait fait de nos données personnelles serait tracé et contrôlé.
Le troisième grand domaine concerne la traçabilité, le contrôle et la certification. L’enseigne de grande distribution Carrefour, par exemple, applique depuis 2018 la technologie Blockchain pour garantir au consommateur la traçabilité de ses produits. Par l’intermédiaire d’un QR Code apposé sur l’étiquette de l’article, le consommateur est en mesure d’accéder à un grand nombre d’information contenues dans la Blockchain (origine, date de fabrication, logistique, date de péremption, etc.).
Le quatrième grand domaine a trait à toutes les activités qui bénéficieraient, du fait de rendements d’échelle importants, d’une réduction (même minime) des coûts et des délais de transaction. Nous pensons ici d’abord aux banques et aux assurances qui, par l’utilisation de smart contracts, réduiraient considérablement les délais et les coûts d’exécution de leurs opérations : un virement, tout en restant sûr, serait exécuté en quelques secondes à des coûts de transaction quasi-inexistants, un sinistre serait dédommagé automatiquement dès lors que les conditions d’exécution du smart contract assurantiel seraient remplies, etc.
Un autre domaine possible concerne les activités électives, que ce soit à l’échelle de l’entreprise ou bien à celle de la nation. La Blockchain permettrait la mise en place d’un système de vote moins chronophage et moins dispendieux en ressources. Les votes des citoyens seraient placés sur des blocs, puis validés par les mineurs (vérification que le code du votant corresponde bien à une personne inscrite sur les listes électorales), avant d’être stockés dans la Blockchain où ils seraient à la fois visibles de tous et respectueux de l’anonymat des votants (on parle alors de « pseudonymat »).
Un autre grand domaine d’application concerne le financement des entreprises. Sur le modèle de l’émission de titres en bourse (IPO pour Initial Public Offering), il devient possible pour les entreprises de lever des fonds pour financer un projet d’investissement sans passer par l’introduction en bourse. On parle alors d’Initial Coin Offering (ICO). Des plateformes telles Waves en Russie ou Trade.io à Hong Kong permettent aux entreprises de se lancer en quelques clics. Des cabinets de conseil (dont les Big Four) offrent un accompagnement technique, fiscal, juridique et même en cybersécurité. En 2019, 2,83 milliards de dollars ont été levés en ICO dans le monde, après un pic à 13,54 milliards en 2018 (Perreau, 2020).
Les dix plus grosses ICO réalisées dans le monde entre 2014 et 2020 sont : EOS (4000 millions de dollars), Telegram (1700), Bitfinex (1000), TaTaTu (575), Dragon Coin (320), HDAC (258), Filecoin (257), Tezos (233), Sirin Labs (157), Bancor (153). Trois pays occupent la tête du classement en matière de levée de fonds par ICO : Singapour, Etats-Unis et Suisse. Ils sont suivis par les Îles Cayman, l’Estonie, la Slovénie, le Portugal et Gibraltar (Chiaramonte, 2018). Les ICO servent le plus souvent à financer le lancement d’applications décentralisées, parfois des protocoles blockchain. Toutefois, les ICO n’ont pas que des avantages : aucune garantie pour les investisseurs ; pas de possibilité de vérifier la pertinence d’un projet qui n’existe pas encore ; extrême volatilité des cryptomonnaies et donc de la valeurs de ICO ; nombreuses escroqueries.
Le principe des ICO intéresse désormais les Banques centrales qui multiplient les initiatives : Venezuela (petro, 2018), Chine (2020), France (2020). Les Banques centrales y voient la possibilité de s’émanciper des marchés financiers internationaux tout en automatisant la levée des fonds grâce aux smart contracts. De plus, chacun pourrait faire des transactions directement par l’intermédiaire de la banque centrale ce qui rendrait inutile les espèces, les comptes bancaires, les services de paiement numérique, voire même les autres cryptomonnaies.
Enfin, dernier grand domaine d’application de la blockchain : les plateformes numériques. Ces dernières sont souvent considérées comme « disruptives » dans les domaines où elles ont émergé : transport, logistique, hôtellerie, énergie, santé… Elles sont bien souvent à l’origine de litiges et de conflits très durs (Uber versus compagnie de taxis, AirBnB versus chaînes d’hôtelleries, etc.). De nouvelles applications basées sur la Blockchain seraient en mesure de mettre en contact directement les utilisateurs entre eux sans passer par les plateformes. Il s’agirait alors d’un mouvement de désintermédiation au sein de l’économie collaborative. Une demande de location de logement, par exemple, serait mise en correspondance avec une offre exprimée sur la même blockchain, une demande de transport serait connectée à une place vacante dans une voiture, etc. Les utilisateurs s’affranchiraient non seulement du poids de la plateforme, mais redeviendraient maîtres de leurs données. En ce sens, la Blockchain porte la promesse du passage d’un Big Data privatif et centralisé (alimentant une rente de monopole des plateformes) à un Big Data public et décentralisé (tourné vers l’intérêtcommun). Avec la Blockchain, les individus restent toujours engagés dans la production de données, mais ces dernières ne peuvent plus être assimilées à des « propriétés privées » car elles sont d’emblée des « données citoyennes », c’est-à-dire collectives.
Le coût environnemental de la Blockchain
Les technologies blockchain n’échappent pas à la critique. À l’ère du développement durable, nous insisterons plus particulièrement sur leur caractère énergivore. Les Blockchains publiques basées sur des algorithmes de consensus distribués du type « preuve de travail » (PoW), sont de loin les plus gourmandes. Le réseau Bitcoin en est un bon exemple : il aurait consommé en 2019 entre 30 et 80 TWh et généré une empreinte carbone de 15 à 40 Mt eqCO2 comparable à celle de pays comme le Danemark, la Belgique ou l’Autriche[i].
Les technologies Blockchain qui utilisent des alternatives à la « preuve de travail » sont bien moins gourmandes en énergies. Dans le cas de celles utilisant des « preuves d’enjeu » (PoS), la consommation électrique serait divisée par 3 ou 4.
Plus qu’une révolution technique, la Blockchain a en définitive le potentiel pour devenir un vecteur de profond changement social. Elle est en passe de s’imposer dans d’innombrables domaines. La consommation d’énergie excessive des technologies Blockchain n’est pas non plus une fatalité. Cependant, les technologies Blockchain même les moins énergivores, une fois généralisées et diffusées massivement pourraient entrer en contradiction avec la dynamique de transition écologique appelée de ses vœux par une partie croissante de la population mondiale.
Par Fernanda Arreola, Assen Slim et Éric Magnin
Cet article a été publié en partenariat avec l’Institut Fredrik R. Bull
- Fernanda Arreola est consultante, entrepreneure et enseignante-chercheuse à l’EMLV. Ses activités de recherche se focalisent sur l’accompagnement entrepreneurial, ainsi que des phénomènes liés à la gouvernance d’entreprise et le cadre normatif des innovations. Elle est également responsable du Business Group au sein du De Vinci Research Center.
- Assen SLIM est enseignant-chercheur à l’INALCO, membre du CREE (EA 4513) et membre associé de CESSMA. Ses travaux portent sur le commerce intra-branche, la transition post-socialiste en Europe de l’Est, la durabilité et les cryptomonnaies.
- Éric Magnin est enseignant-chercheur à l’Université de Paris et membre du Ladyss (CNRS), où il dirige un axe de recherche sur les transitions. Ses travaux portent sur la diversité et les transformations du capitalisme.
Notes:
[i]Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (CBECI). url :https://www.cbeci.org/ (consulté le 16/05/2020).
Bibliographie
BUTERIN, V. (2013), “Ethereum White Paper: A next generation smart contract & decentralized application platform”.
Catalini, C. & Gans, J. (2018), “Initial Coin Offerings and the Value of Crypto Tokens”, MIT Sloan Research Paper, No. 5347-18; Rotman School of Management Working, Paper No. 3137213
Chiaramonte, R. (2018), « Blockchain : Les pays qui savent tirer leur épingle du jeu », Forbes, 23 avril.
Dowlat, S. & Hodapp, M. (2018), ICO Quality: Development & Trading, Satis Group LLC publications.
GODEFARGE, F. & ROSSAT, R. (2016), Principes clés d’une application Blockchain, EM Lyon.
JAKOBSON, L. (2020), “CBInseights-funding-fell-chart-2020”, Modern Consensus, 20 mars.
PERREAU, C. (2020), “ICO : définition, liste, la situation en France…”. JDN, 2 mars.
PETERS, G. W. & PANAYI, E. (2015), Understanding Modern Banking Ledgers Through Blockchain Technologies: Future of Transaction Processing and Smart Contracts on the Internet of Money, November 18.
Remarquable article de vulgarisation !
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