L’adaptation de l’économie mondiale aux capacités des outils numériques transforme nos sociétés et soulève des questions qui mettent en jeu notre système de valeurs dans son ensemble.
Hannah Arendt, politologue, énonçait à propos des technosciences qu’elles pouvaient devenir l’outil d’un totalitarisme « confisquant l’avenir des hommes », si ceux-ci ne développaient pas « à leur égard une pensée critique » en vue de préserver la démocratie[ii].
Aussi, la commercialisation sauvage, sans autorisation, de nos données à caractère personnel, la multiplication des fausses nouvelles, l’instrumentalisation des outils du cyberespace à des fins politiques (etc.) entrainent une perte de confiance des utilisateurs publics et privés ainsi qu’une perte de souveraineté de notre société.
Les éléments divulgués par Edouard Snowden, poursuivi notamment pour avoir violé l’Espionage Act, ont permis une première prise de conscience. “L’affaire Cambridge Analytica” y a aussi largement contribué.
Filiale d’une société anglaise de renseignement, Cambridge Analytica, qui affirme posséder 5 000 données pour chacun des 220 millions d’Américains, s’est spécialisée dans l’influence des campagnes électorales.
En vue de cibler des catégories d’électeurs, cette dernière a fait appel à deux chercheurs du centre psychométrique de l’université de Cambridge qui ont réussi (via une application) à déterminer le profil psychologique de plusieurs dizaines de millions d’abonnés de Facebook.
Indéniablement, face à l’offensive ainsi qu’aux pratiques illégales des GAFAM, la question centrale est bien devenue celle de la préservation des principes et des valeurs fortes qui sous-tendent notre vision du modèle de civilisation.
Animée par cette volonté politique et une réelle éthique des responsabilités, c’est en faveur d’une Culture de haute tenue que plaide Mme Catherine Morin-Desailly …
… Et la présidente de la Commission de la Culture
et de l’Education du Sénat sait en tirer les bonnes conclusions. Ainsi, en matière de “gouvernance de l’Internet, la réponse fiscale ne suffit pas ! “… “Si la France veut adopter une position de leader en matière de stratégie numérique, elle doit mobiliser l’ensemble des instruments de l’Etat, tant industriels que juridiques et diplomatiques au profit d’une politique des technologies“[iii].
C’est suivant cette ligne que la présidente a interpellé Monsieur le secrétaire d’Etat au numérique, lors de son audition devant le Sénat le 24 juillet 2019 [iv]:
“Selon vous, le numérique a fait émerger un modèle hégémonique, Google. Mais c’est plutôt la carence, l’inaction politique de ces quarante dernières années qui a fait émerger ce modèle hégémonique.
L’Europe était à l’initiative d’Internet mais n’a pas investi dans ce modèle. Nous sommes coincés entre les modèles chinois et américains avec chacun ses travers – respectivement système autoritaire inquiétant et capitalisme de surveillance. Quand aurons-nous des politiques publiques adéquates ? Nous voulons remettre l’humain au service du progrès et des libertés fondamentales ; tel est le sens des travaux de notre commission. Je suis heureuse de constater que vous souhaitez définir une politique industrielle. Etes-vous prêt à faire un Small Business Act comme les Etats-Unis dans les années 1990 pour privilégier les entreprises françaises et européennes du numérique ?
Etes-vous prêt à demander à Bruxelles une modification des règles sur la concurrence ? Devant notre commission d’enquête, le représentant d’Orange nous affirmait que ces règles sont si absurdes que nous ne pouvons faire émerger de champions européens. Il faut aussi prévoir des mesures conservatoires et non a posteriori pour les abus de position dominante de certains moteurs de recherche. Etes-vous prêt, comme le mentionnait le rapport qui vous a été remis sur la responsabilisation des réseaux sociaux, à faire reposer la régulation sur cinq piliers et à la confier à une autorité administrative indépendante ? (…)
Le Sénat a adopté, à mon initiative une résolution européenne pour la réouverture de la directive e-commerce et une responsabilisation des plateformes. Etes-vous prêt à réfléchir à une solution comme celle adoptée par l’Allemagne, qui a interdit les agrégateurs de données travaillant avec Facebook ? Dans une de vos interviews, vous vous êtes opposé à l’interopérabilité, la jugeant excessivement agressive pour le modèle économique des plateformes. Le modèle économique des plateformes fondé sur le modèle de l’attention est-il viable et durable ?”
En effet, depuis la directive européenne, les plateformes, à la différence des éditeurs, bénéficient d’un régime juridique aménagé. Le texte, qui reprend ce principe, a été transposé en France par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004.
L’hébergeur y est défini comme “la personne physique ou société qui assure, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services”[v]. Simple intermédiaire technique, il est soumis au principe de neutralité.
Aussi, l’hébergeur n’a pas d’obligation générale :
– De surveiller les informations qu’il transmet (en particulier, la licéité des contenus qu’il stocke) ;
– De rechercher des faits ou circonstances révélant des actes illicites (les droits que les tiers peuvent détenir sur ces contenus).
En revanche, ce dernier a l’obligation de supprimer des contenus manifestement illicites. En outre, il a une obligation de vigilance renforcée à l’égard des contenus déjà signalés.
Par ailleurs, s’agissant des recours judiciaires, le juge peut prescrire aux intermédiaires techniques toute mesure propre à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne :
– En référé (articles 808 et 809 du Code de procédure civile) ;
– Sur requête non contradictoire (art. 6-I-8, LCEN).
In fine, ce régime pourrait bien évoluer dans les prochaines années. Il est à noter que c’est Margrethe Vestager, au sein de la Commission européenne, qui s’occupe des sujets de concurrence, et, en particulier, “des travaux juridiques sur l’amélioration des règles de responsabilité et de sécurité pour les plateformes, services et produits numériques “. [vi]
Par Alice Louis, Consultante en Gouvernance du Patrimoine Informationnel / Directrice du projet de création du “Fonds Cyber Ethique pour une souveraineté numérique” / Membre de l’AFCDP, de l’AFJE, du CEFCYS et l’IE-IHEDN / Juriste en Droit des Médias (IP/IT) & Major 2019 du MBA Management de la Cybersécurité de l’Institut Léonard de Vinci
Article initialement publié dans le bulletin de l’ARCSI et reproduit avec son aimable autorisation.
Références:
[i] Notion développée par le sociologue Max Weber dans son ouvrage « Le savant et le politique », Edition Plon, Bibliothèques 10/18, pages 31 et 32.
[ii] Max Dauchet, « Les informaticiens et l’éthique du numérique », Le Monde, le 11 mars 2014, disponible sur : https://www.lemonde.fr/blog/binaire/2014/03/11/les-informaticiens-et-lethique-du-numerique/
[iii] Communiqué de Catherine Morin-Desailly « Gouvernance de l’Internet : la réponse fiscale ne suffit pas ! ». Consultable sur le lien qui suit :http://unioncentriste-senat.fr/actualites/communiques/06/03/2019/gouvernance-de-l-internet-la-reponse-fiscale-ne-suffit-pas/3502
[iv] http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20190722/cult.html
[v] David Forest, « Le droit applicable à la réputation en ligne », Lextenso Editions, avril 2014, pages 48 à 52.
[vi] Julien Lausson « Bruxelles entend accentuer la responsabilité judiciaire des géants du net », janvier 2020, article consultable sur le lien qui suit : www.numerama.com/politique/598046-bruxelles-entend-accentuer-la-responsabilite-judiciaire-des-geants-du-net.html
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