L’Administration est-elle apte à se confronter à la complexité ? Cette question demeure essentielle car selon la réponse que l’on y apporte, la part d’explication aux relatifs échecs des quinquennats successifs est différente. Je postule ici que l’Administration a une responsabilité non négligeable dans l’échec des gouvernants. Chacun d’ailleurs peut observer que même encore sous la présidence d’Emmanuel Macron, en dépit de l’énergie lucide sur ce qu’il faut faire, que la bataille n’est pas encore gagnée.

À très grands traits, il est d’abord nécessaire de souligner deux caractéristiques de notre culture nationale.

D’abord celle que Fernand Braudel a distinguée, une France terrienne face à une France maritime qui s’est peu exprimée dans notre histoire. J’ai pu approcher professionnellement la seconde c’est une France ouverte sur le grand large, commerçante, financiarisée, aimant le risque ; le secteur maritime et aérien, celui des banques et des assurances, sans oublier les secteurs immergés dans l’international et l’économie globale, en font partie. C’est une France audacieuse.

L’autre culture, je la connais autrement puisque j’en suis issu. Cette culture terrienne est tenace, territoriale ; elle a intégré les risques et les aléas notamment météorologiques, alors elle est prudente et économe, voire frileuse. Elle peut innover mais avec parcimonie. C’est une France tenace.

On peut sans doute affirmer au vu de son histoire millénaire que l’Administration s’est bâtie, sauf exceptions, sur cette dernière référence. Et d’ailleurs il suffit de comparer au sein d’un même ministère, les cultures administratives respectives de la flotte de commerce et de l’aviation civile, plutôt entrepreneuriales, à celles des transports terrestres, plutôt axées sur la production d’infrastructures. Les premières sont carrément dans l’international tandis que les secondes sont nationales.

Naturellement le monde a évolué ; par exemple la RATP fait désormais une partie non négligeable de son chiffre d’affaires à l’international. Toutefois les références culturelles sont là et on peut le démontrer.

Ensuite, sans qu’il soit aisé de l’étayer, il existe une propension à l’abstraction qui dans le domaine d’action nuit au pragmatisme et à la concrétisation. S’y ajoutent un individualisme

exacerbé qui est opposé à l’esprit d’équipe ainsi que, tel que l‘avait écrit Marguerite Yourcenar une perception de l’échec totalement fermé à l’esprit d’entreprendre.

Il en résulte une administration compartimentée, en silos structurés logiquement par métiers et occupée majoritairement sur son seul portefeuille d’actions, enfin peu orientée sur la culture du résultat et peu encline à favoriser spontanément les démarches entreprenantes qui pourtant de longue haleine finissent par percer.

Or la mutation qui se produit depuis de nombreuses années est caractérisée par la croissance des interdépendances, c’est-à-dire par une accélération de la complexité. La question est alors de savoir s’il s’agit de gérer cette complexité ou bien de gérer dans la complexité. Deux thèses semblent s’affronter. La seconde est selon moi la plus réaliste.

L’analyse des systèmes complexes nous apprend que la complexité s’impose à nous. Cédric Villani ne constate-t-il pas que même Internet, une production humaine, ne peut être traduit dans un algorithme.

Par ailleurs les études effectuées sur le management des organisations complexes mettent en évidence que la seule réponse qu’elles ont, face à la complexification de leurs environnements, est d’assumer leur propre complexité croissante. Ce qui signifie plus de décentralisation interne et davantage de modes opératoires collaboratifs à la place de processus en cascades et linéaires.

Par conséquent, si l’on admet ce qui précède, il faut se déterminer à choisir les bons vecteurs d’une administration complexe.

Le statu quo, le plus usuellement employé, apporte de la complication interne pour les fonctionnaires et externe pour les citoyens. En effet comme on ne veut pas admettre la complexité, par aveuglement ou par manque d’effort d’intelligence des réalités et de réflexion, on empile des procédures, on multiplie les guichets, on applique des dispositifs informatiques sans analyse. Bref on complique du fait d’une approche simpliste au lieu de simplifier.
L’innovation dans l’isolationnisme administratif, le repli sur chaque silo au sein duquel on cherche à rendre plus aptes les équipes à manager dans la complexité est certes un progrès ; mais il ne prend pas en compte toutes les dimensions des situations et des problèmes à traiter. Or les solutions sont de plus en plus reliées entre elles. C’est-à-dire que ce repli se traduit par un refus de mise en place d’une vraie transversalité qui repose sur trois vecteurs au moins : un changement de comportement des acteurs (travail en équipe), des processus différents de travail, une circulation différente des ressources informationnelles (les Data).

Quatre exemples difficiles de nature différente sont, parmi d’autres, dans l’actualité : le prix de l’essence, le malaise dans l’hôpital public, la sécurité dans les écoles et la réforme de l’Office national des forêts (ONF). Qui ne voit que c’est seulement en prenant le temps de mettre toutes les parties prenantes autour de la table – y compris les Médias qu’il faut responsabiliser- et avec une détermination sans failles à aboutir à un résultat satisfaisant que l’on pourra trouver des solutions ?

La troisième réponse consiste en un véritable anorgiamento administratif, une profonde transformation publique. Il faut alors s’attaquer « en même temps » – dans la phase de conceptualisation de la démarche en tout cas – aux structures, aux procédures et aux processus ainsi qu’au management des ressources humaines.

Ce qui doit guider l’action ce sont les résultats que l’on veut atteindre par une production normative adaptée, par des politiques ou des décisions publiques appropriées. C’est ici me semble-t-il que la gestion des contradictions doit être traitée. C’est donc dans cet espace-temps singulier que la compréhension des situations doit se réaliser au plus près de la véracité des faits. C’est dans ces instants bénéfiques que doivent être identifiés tous les acteurs utiles à la performance publique.  Un acteur essentiel est oublié et la chaîne de l’action publique devient inopérante. J’ai en tête cet exemple de nouveaux matériaux et dispositifs d’isolation thermique des maisons et des appartements beaucoup plus efficaces que les précédents mais qui, de fait, auront été un temps plus mauvais que l’ancien système faute d’avoir pensé à organiser des nouvelles formations dédiées aux installateurs.

A travers ce seul exemple, on perçoit bien la densité nécessaire de la chaîne d’acteurs publics et privés pour atteindre l’efficience publique tout au long de la chaîne de création de valeur.

Face à ces constats somme toute assez partagés et dont nos gouvernants sont conscients, on peut être pris de vertige devant la tâche immense à accomplir et devant le retard à combler en termes de mutation de nature culturelle.

C’est parfaitement compréhensible. C’est pourquoi la précipitation est contreproductive et le temps long, le contraire de l’inertie, doit prédominer. Nous avons une chance, celle d’avoir des fonctionnaires et agents publics dont le potentiel est réel et ne demande qu’à être utilisé. Ils n’accepteront de bouger les lignes que si le sens des transformations publiques leur apparaît clairement. Il faut par conséquent s’attaquer aux problèmes réels plutôt qu’illico presto vouloir changer les outils et cadres de gestion, les procédures ou les organisations. Il faut dialoguer, débattre, savoir discerner les différences et les positions de chaque acteur, analyser la demande sociale effective en évitant les biais cognitifs ou les a priori.

Pour transformer l’Administration nous devons faire preuve d’imagination et nous débarrasser de nos préjugés. Et former nos managers publics. La démarche de transformation n’est pas une démarche intellectuelle, elle doit partir des réalités. Elle doit s’ancrer dans le réel des situations à traiter qui exigent des politiques publiques adaptées.

C’est ainsi que tous les attirails, par ailleurs nécessaires, mis en avant dans les deux premiers comités interministériels de transformation publique, ne sauraient être à eux seuls donateurs de sens. Pour moderniser l’Administration – c’est urgent- il faut mettre en mouvement les agents publics sur de vraies finalités.

Par : Francis Massé, Président de MDN Consultants, essayiste et conférencier. Ancien élève de l’ENA, ancien administrateur général, il est secrétaire général du Cercle de la réforme de l’Etat. Son dernier livre Urgences et lenteur -Quel management public à l’aube du changement de monde ? est paru aux Editions Fauves. Il est préfacé par Anne-Marie Idrac.

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