La « guerre juste » est à la fois une idée, une doctrine et une interrogation aussi ancienne que la guerre elle-même. Elle fût l’étendard des politiques d’hier et d’aujourd’hui pour justifier conflits et campagnes, au nom d’une juste cause.
Pour Nicolas Machiavel, « une guerre est juste quand elle est nécessaire ». Formalisée au Moyen-Âge par plusieurs penseurs chrétiens catholiques, elle est encore mise en valeur par nos décideurs politiques contemporains. D’ailleurs, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, quel dirigeant est entré en conflit sans invoquer une guerre juste ? Dernièrement, elle a servi aux « occidentaux » en Irak, contre le dictateur Saddam Hussein, en Libye contre Mouammar Kadhafi. Nous n’avons pas le monopole de la guerre juste, les Russes l’ont utilisé en Syrie pour soutenir Bachar al-Assad contre le camp « des terroristes ». De ses racines chrétiennes à l’actuelle notion de responsabilité de protéger, en passant par la paix de Westphalie, nous reviendrons sur le principe de la guerre juste, pour en appréhender ses vertus et ses limites.
Les origines de « la guerre juste »
En dehors de l’Occident la question de la guerre juste et du droit humanitaire s’est posée durant l’antiquité dans bon nombre de civilisations (chez les Sumériens, les Égyptiens, les Hindous, les Chinois). La guerre juste est par exemple évoquée dans le Mahabharata hindou. Un poème de 81 936 strophes réparti en 18 livres racontant une guerre qui se serait déroulée 2 000 ans avant Jésus. On y retrouve, entre autres, la question de l’importance de la juste cause pour déclencher une guerre. De même, cette problématique est posée en Chine antique qui use d’interventions humanitaires.
Pensée en Occident dès l’antiquité par Cicéron, la doctrine de la guerre juste a pris une importance grandissante au travers de plusieurs penseurs chrétiens, de Saint Augustin à Francisco de Vitoria en passant par Thomas d’Aquin.
Ce dernier propose trois conditions à « la guerre juste » : auctoritas principis, causa justa et intentio recta. Traduit du latin : la guerre comme acte relevant de l’autorité publique, la cause juste et l’intention droite et transparente. Le principe de la guerre juste, comme l’entend Thomas d’Aquin pose plusieurs problèmes philosophiques majeurs et nécessite ainsi une réponse objective à cette question : mener une guerre contre untel est-il juste ? À cette question plusieurs réponses ou justifications sont possibles de la part « du Prince ». Il peut ainsi s’agir d’une guerre pour la défense d’un territoire, pour une question idéologique, plus récemment le prétexte de la protection des civils a été mis en avant.
Si l’on revient aux siècles précédents, la guerre juste fût utilisée par l’Église et les souverains pour justifier les croisades ou les expéditions coloniales. La juste cause étant divine dans le premier cas. D’ailleurs, peut-il exister une cause plus juste que celle de Dieu aux yeux d’un clergé ?
À travers ces exemples historiques, il paraît difficile pour un occidental aujourd’hui de mettre en avant la guerre juste et sa juste cause au nom de la morale et d’une idéologie. Thomas d’Aquin avait certainement raison, la guerre juste dépend de la juste cause, mais celle-ci diffère selon les conceptions idéologiques.
Limites de la guerre juste
Si l’on peut affirmer la défense de certaines valeurs comme étant une juste cause, il s’agit tout de même d’une vision partiale et subjective. Ainsi, la principale limite de la guerre juste est que toute guerre est considérée comme juste par celui qui l’engage. Mais les interrogations inhérentes à la guerre juste ne s’arrêtent pas là. Selon Daniel R. Brunstetter et Jean-Vincent Holeindre, cette doctrine combine trois problématiques : « la guerre comme expérience et moyen du politique ; la justice comme ressort essentiel de la vie de la cité et l’éternel débat philosophique sur la moralité de la guerre. »
À la renaissance, la critique de la guerre juste (entre autres) va permettre l’émergence d’un nouveau modèle de gouvernance, que l’on nomme encore aujourd’hui « le droit international »
Le droit international classique contre la guerre juste
Le droit international classique qui se dessine au XVIIe siècle prend sa source dans la paix de Westphalie, issue des trois traités de Westphalie signés en 1648, mettant fin à la guerre de Trente ans et celle de Quatre-Vingts Ans. Cette paix pose les bases d’un nouveau système de relations inter-étatiques en Europe et impose le respect des souverainetés. Cent cinquante ans plus tard, la fin des guerres napoléoniennes voit émerger un droit international classique libéral, ainsi que plusieurs principes, dont ceux de la neutralité et de la tolérance.
Le droit international devient alors neutre face aux différents États et vis-à-vis de leur régime politique interne. Il découpe la souveraineté de l’État en deux entités : la souveraineté interne (dont ne s’occupe pas le droit international) et la souveraineté externe (dont s’occupe le droit international). Ainsi sur cette base, le droit international traite à égalité les différents systèmes politiques. Avec l’arrivée de l’État de droit, cette règle implique l’indifférenciation des États qui respectent les libertés individuelles et ceux qui les bafoue. Le droit international est un droit exclusivement externe aux États comme l’indique sa racine : « inter » « national », un droit entre les nations, c’est-à-dire entre les États.
Par conséquent, cette lecture prohibe tout interventionnisme, elle conserve tout de même une notion « d’intervention d’humanité » et régule « un droit de la guerre » pour régler les différends entre États.
Le recours à la guerre est autorisé, mais modifié, puisque le droit international abandonne l’idée d’une guerre juste, non pas que les guerres justes n’existent pas, mais l’on considère alors que chaque belligérant possède une juste cause et « qu’aucun tribunal n’existe pour départager ces causes .»
Le droit d’ingérence humanitaire, une adaptation contemporaine de la guerre juste
Les deux guerres mondiales remettent en cause le système international et en 1945 la notion de communauté internationale réapparaît à travers l’ONU, après l’échec de la SDN. À la suite des drames survenus lors de la Seconde Guerre mondiale, la communauté internationale souhaite prendre en compte les populations civiles et l’ONU instaure officiellement « un droit international humanitaire » (qui existait déjà au niveau européen) à partir de 1949 avec les Conventions de Genève.
Ainsi, le droit international s’attache à juger les modes de gouvernance politique interne des États, il considère ainsi les individus, contrairement à sa version classique qui ne prenait en compte que les États. La limitation de la souveraineté a donc permis de faire évoluer la paix et les droits humains. Après 1991 et la dissolution de l’URSS, les États-Unis se retrouvent comme l’unique superpuissance et peuvent aisément imposer leur vision du monde dans les relations internationales. La pensée occidentale a repris les théories de plusieurs penseurs, notamment Michaël Walzer pour définir le concept de responsabilité de protéger. Celle-ci est apparue officiellement en 2005, mais fût évoqué dès le fin des années 80 avec la notion « de droit d’ingérence humanitaire », utilisée notamment dans les conflits de l’ex-Yougoslavie.
Les prétentions de défendre les droits humanitaires vont très vite être détournées à des fins de politique extérieure. Les pourfendeurs du droit d’ingérence considèrent que le retour à ce principe de guerre juste est un moyen pour les grandes puissances de faire passer en force leur agenda géostratégique, en utilisant le prétexte des droits humains pour avoir l’approbation de leur population.
Cependant, la responsabilité de protéger est encadrée par l’ONU pour éviter tous débordements. En voici les principes :
- L’autorité doit être légitime.
- Une cause juste (autrefois au nom de l’Église, aujourd’hui préserver les populations civiles).
- Une réponse proportionnée.
- L’usage de la violence comme dernier recours.
- Chance raisonnable de succès, obtenir une situation préférable après l’intervention.
Conclusion
À la vue de ces critères, la responsabilité de protéger offre un cadre pour une intervention juste, plutôt qu’une guerre juste. En effet, la notion de réponse proportionnée implique une opération limitée. Ces principes semblent pouvoir faire consensus, mais tout comme la guerre juste, la responsabilité de protéger peut être manipulée pour des opérations militaires autrement motivées. Par exemple, lors de son déploiement militaire en Crimée en 2014, la Fédération de Russie a prétendu protéger les russophones de Crimée contre le nouveau gouvernement central ukrainien. De même, les États-Unis utilisent systématiquement l’argument de la protection des populations civiles pour ses différentes interventions en Irak, en Afghanistan ou celles de l’OTAN, au Kosovo et en Libye. La protection des droits humains comme prétexte d’intervention est devenue la justification idéale auprès de « l’opinion publique ». Il revient donc à cette opinion publique d’être lucide, de ne pas se faire manipuler et de différencier une intervention qui vise à protéger une population civile, d’une intervention au nom de divers intérêts économiques ou géopolitiques, plus ou moins légitimes. Le meilleur moyen pour se défendre intellectuellement, car c’est de ça qu’il s’agit, est de croiser les sources médiatiques et de se plonger dans des analyses académiques plus approfondies. Mais sur ce point les États ont aujourd’hui encore un avantage certain sur les opinions publiques.
Par : Fabien Herbert, journaliste et analyste spécialisé en relations internationales.
Article initialement publié par Mercoeur
retrouvez l’article original ici.
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