L’empire numérique des GAFAM
Pour analyser le paysage numérique mondial, il faut commencer par réaliser une chose : il existe un seul ordinateur dans le monde : il s’appelle Internet.
Je l’appelle aussi l’ordinaterre. Je pose souvent à mes auditoires la question suivante : combien y-a-t-il de machines connectées à Internet ? Les réponses fusent : millions, dizaines de millions, milliards… Pour les aider, je leur demande la réponse à l’unité près.
Et alors la bonne réponse arrive vite : il y en a un seul, Internet est un seul ordinateur. Oui, un seul ordinateur car toutes les unités de traitement de l’information élémentaires, depuis les serveurs des fermes de calcul des GAFAM jusqu’à celles de nos téléphones portables en passant par les caméras de surveillance, sont unifiées, reliées entre elles par un réseau mondial, le réseau terrestre des fibres optiques, le réseau sous-marin des câbles transocéaniques, le réseau atmosphérique cellulaire des antennes 4G et 5G, et le réseau céleste des satellites de télécommunication.
On parlerait moins d’intelligence artificielle si ce gigantesque ordinateur unique en expansion n’existait pas, et si les GAFAM, ces entreprises privées, valorisées chacune autour du millier de milliard de dollars au début de l’année 2019, n’en avaient pas pris possession, ou plutôt si elles ne l’avaient pas construit.
Ces sociétés ont compris avant les autres qu’un unique ordinateur mondial était possible, et que des applications mondiales, quasi uniques et monopolistiques dans leur domaine, pouvaient toucher chacun des milliards d’individus via l’ordinaterre.
GAFAM et ordinaterre s’enrichissent mutuellement. Les GAFAM branchent sans arrêt de nouvelles machines, posent des câbles transatlantiques privés, lancent ou lanceront des milliers de satellites. Leur emprise va ensuite être facilitée par le fait que, de même qu’il existe un seul ordinateur, il existe un seul fichier, un seul document sur Internet, c’est ce qu’on appelle le web, cette toile – au singulier- qui associe à chaque morceau de l’étoffe une adresse (son URL http:// …) qui peut être recopiée à n’importe quel autre endroit.
De clic en clic, d’adresse en adresse, on peut visiter tous les points de notre unique fichier. Et n’importe qui peut étendre la toile à l’infini, en nouant ses propres fils aux fils existants. Un proverbe arabe dit : « si tu sais faire un nœud, tu sais faire un tapis ». Ce gros et unique document nécessite un index, et ce sont les centres de calcul de Google qui le construisent et le mettent à jour, surveillent ainsi à tout moment tout ce qui s’écrit sur la toile, et aussi tout ce qui se lit, tout ce qui se cherche. Google a ainsi à sa disposition toutes les intentions et les préoccupations du monde.
Résumons-nous : un seul ordinateur, un seul fichier, un seul index, le tout possédé par les GAFAM.
Les entreprises sous la sidération des GAFAM
Que deviennent alors les « autres » entreprises dans tout ça ? Que se passe-t-il chez elles en matière d’intelligence artificielle ? Tout le monde l’a oublié, mais pendant la décennie 1985-1995 la plupart des grandes entreprises ont développé de grandes applications opérationnelles et rentables avec l’intelligence artificielle dite « symbolique » -aussi appelée « vieille IA »: systèmes experts, programmation par contraintes, gestion des connaissances.
C’est la crise économique du début des années 1990 qui a mis fin à cet élan, puis l’arrivée d’Internet a mobilisé toutes les énergies. A cette époque, l’informatique -on ne disait pas encore le numérique- se passait au sein des entreprises, elles en étaient le terrain, le terreau, le client et le fournisseur.
Aujourd’hui, les GAFAM font tout à tout moment pour sidérer les entreprises, ils se construisent un nouvel Olympe, un nouveau séjour des Dieux, d’où ils envoient la foudre aux simples mortels, sous la forme de coups d’éclat permanents : « une IA bat le champion du monde de GO », « une IA fait de meilleurs diagnostics que les dix plus grands cancérologues », « Une IA sait avant vous si vous allez changer d’emploi ». Joueurs de flûte, montreurs d’ours, qui nous envoûtent, en instillant leurs messages : « confiez-nous les meilleurs de vos enfants, regardez comme l’IA est puissante et potentiellement dangereuse, ne vous risquez pas à jouer avec le feu, laissez-la entre nos mains, nous seuls pouvons dresser la bête pour mieux vous servir, n’essayez même pas ». Cette sidération est très efficace, les entreprises semblent tétanisées, complexées. Leur premier réflexe est de copier les GAFAM, de faire la course derrière, de les singer. « Nous allons capter et exploiter toutes les données de notre entreprise comme les GAFAM captent et exploitent toutes les données du monde »
Sauf que … concevoir, fabriquer, vendre des automobiles dans le monde entier, dessiner, construire, gouverner des villes, assurer et dédommager des personnes et des biens en cas de sinistres, c’est autrement plus compliqué que de recueillir des clics sur des « j’aime » sur les réseaux sociaux ou un catalogue de séries. Comment expliquer sinon que de gigantesques projets informatiques ayant dépensé des centaines de millions d’euros soient régulièrement arrêtés et passés par pertes et profits, alors que le même jour les journaux annoncent que les équipes de tel GAFAM viennent de réaliser tel ou tel exploit avec l’IA ?
Les GAFAM y parviennent avec de loin les meilleurs ingénieurs et chercheurs, les meilleures données et les meilleures machines. Ils choisissent avec soin les thématiques de leurs exploits, de façon à frapper l’opinion : le cancer, les abeilles, les jeux, les œuvres d’art, la littérature, les robots … Ceci sans limites de ressources humaines, de coûts et de délais, là où l’entreprise se bat quotidiennement contre ces mêmes contraintes, et avec des problèmes aussi complexes que la paye des fonctionnaires ou la gestion de la conformité dans une grande banque.
Les entreprises doivent revenir aux sources du traitement de l’information
Pour faire marcher une entreprise, il faut « être du métier », or, les GAFAM ne sont pas du métier. « Connais–toi toi–même et tu connaîtras l’univers et les dieux » proclamait l’inscription du temple de Delphes reprise par Socrate, « Commençons par faire un dictionnaire » conseillait Confucius quand on venait lui soumettre un problème difficile, « There is no substitute to hard work » ajoutait Thomas Edison. Maximes bien éloignées de l’approche de l’IA « nouvelle » dite « connexionniste » -par opposition à « symbolique » : contentez-vous de recueillir des myriades de données, et soumettez-les telles quelles à un algorithme qui -telle une pythie- en déduira les bonnes décisions à prendre sans aucun autre effort de votre part que quelques offrandes aux dieux, et une croyance à la religion de l’ « apprentissage automatique ».
S’il est prouvé que des données bien choisies, bien calibrées et surtout assez répétitives peuvent, passées à la bonne moulinette statistique, donner des indications pertinentes qui seraient en mesure de surpasser les capacités humaines, il est bien évident que tout va reposer sur le bon choix de ces données et le bon choix des points de décision qu’elles peuvent impacter. Tout cela commence par une profonde introspection au sein de l’entreprise : pour faire de l’IA « nouvelle », il faut des données, pour avoir des données il faut un système d’information, pour avoir un système d’information il faut modéliser, pour modéliser il faut … réfléchir.
Il est clair que les « biais » potentiels dans les données -que l’on redoute habituellement dans le domaine du respect de la diversité humaine- seront tout aussi dommageables s’il s’agit de recueillir des points de mesure sur une chaîne de fabrication. Et l’énoncé de ces biais, leur étude, leur évitement, tout cela repose sur des connaissances humaines du métier, dont la modélisation apparaît donc autant un préalable à la mise en place de l’IA connexionniste, qu’elle sera un atout pour l’accompagner à nouveau d’une IA « symbolique », qui servira à la fois de chef d’orchestre aux différentes applications d’apprentissage automatique et de cadre général pour des démarches de capitalisation de connaissances, d’apprentissage par les hommes et les organisations, et pas par les seuls algorithmes, comme les annonces spectaculaires des GAFAM tendent à le faire croire.
Un contre-exemple est donné par les « chatbots » : on a fait croire il y a trois ou quatre ans aux entreprises qu’il était possible, en partant de suffisamment d’exemples de conversations réelles entre un client et un conseiller, de « mettre en boîte » toute la connaissance de ce dernier, au point de le remplacer par un algorithme. Ce qui a pu être éventuellement réalisé en laboratoire par les GAFAM sur des données générales -comme parler de la pluie et du beau temps- recueillies auprès de centaines de millions de personnes, et traitées par des puissances de calcul gigantesques, n’avait aucune chance de redescendre sur terre au dans les entreprises. Les chatbots qui subsistent sont d’ailleurs ceux qui -tout en gardant certains aspects d’apprentissage automatique- ont été profondément spécialisés dans un secteur donné -les assurances par exemple- au prix d’un gros travail de modélisation des connaissances métier avec les outils de l’IA symbolique.
C’est par une telle démarche d’hybridation des approches symboliques et connexionnistes que l’on verra l’éclosion d’applications pertinentes et durables dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Par Jean Rohmer, Président Institut Fredrik R. Bull / Directeur de la Recherche Partenariale, Pôle Léonard de Vinci
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