Une employée d’un magasin musulman donne l’aumône à des moines bouddhistes à Magelang, au centre de l’île de Java, le 16 mai 2011, à la veille de la fête de Vesak, qui commémore la naissance, l’illumination et la mort de Bouddha. (Crédit : AFP PHOTO / CLARA PRIMA)

Il est indéniable que sur un terrain aussi hétérogène et complexe que l’Asie du Sud-Est, qui regroupe 15 % de la population musulmane mondiale, cette région devait au moins susciter l’intérêt de l’organisation EI.

L’Indonésie en particulier, qui représente le premier pays musulman au monde en nombre de pratiquants : 261 millions d’habitants (Banque mondiale, 2016) dont 87,2 % se disent musulmans selon le recensement national de 2010.

Mais gare aux abus de langage, car le pays n’est pas un État religieux mais une république constitutionnelle depuis son indépendance en 1945.

Les croyances sont entremêlées, et l’arrivée-même de l’islam en territoire indonésien fait débat. Il est en tout cas certain que cette religion a parfois fusionné avec d’autres courants et donne aujourd’hui des pratiques diversifiées, plus ou moins attachées aux racines moyens-orientales. Qu’en est-il donc, face à ce patchwork, de l’implantation du terrorisme islamiste en Indonésie, et plus particulièrement de celui de Daech ?

Une propagande en expansion : Des leviers bien connus, une symbolique manipulée

L’intérêt de l’État Islamique pour la région s’est accru depuis trois ans, avec une propagande via les réseaux sociaux en langue indonésienne. Ce choix de langue n’est d’ailleurs pas anodin, parce qu’il permet de se faire comprendre par toute personne parlant un dialecte malais et donc d’atteindre les populations sud-est asiatiques dans une très large mesure.

L’Indonésie en particulier figure parmi les cinq premiers pays mondiaux présents sur Facebook en nombre d’utilisateurs. Un chiffre appelé à augmenter pour un pays en plein développement, qui prévoit pour 2018 sa meilleure croissance en cinq ans avec 5,4 %.

Les leviers utilisés par le discours djihadiste en Indonésie sont tout à fait similaires à ceux utilisés en Occident. L ‘organisation pointe les humiliations et persécutions vécues par les musulmans dans le monde – dont ils sont pourtant des acteurs de premier ordre dans les faits – pour susciter un sentiment de compassion, d’injustice mais aussi de culpabilité chez les musulmans qui ne passeraient pas à l’action pour aider leurs frères et sœurs. Ajouté à cela, la perspective d’un héroïsme reconnu pour des combattants anonymes est aussi un argument de poids.

Au-delà de l’action djihadiste purement combative, la symbolique attachée au rétablissement d’un califat n’est pas à négliger. Daech s’approprie en effet la notion de hijrah – l’hégire en français – qui fait référence à la migration du prophète Mahomet et de ses disciples depuis la Mecque jusqu’à Médine, persécutés pour leurs croyances. Cet événement marque une rupture dans la mesure où elle instaure un modèle sociétal basé sur la croyance. Ainsi, certaines communautés musulmanes conservatrices d’Asie du Sud-Est peuvent se retrouver dans cette vision politique et pour certains aller jusqu’à partir au Moyen-Orient, qu’ils considèrent comme « terre d’islam ».

De plus l’adhésion sélective et purement idéologique, comme elle existait il y a quelques années à travers les écoles coraniques indonésiennes de la Jemaah Islamiyah par exemple, n’est plus la seule voie possible. L’État islamique a adopté un nouveau type de recrutement, large et indifférencié.

La prison, lieu de radicalisation privilégié

Au-delà d’une population indonésienne jeune et de plus en plus connectée, la propagation de ce message se fait aussi en prison. L’incarcération a en effet joué un rôle significatif dans l’allégeance à l’État Islamique et donc dans l’évolution du paysage djihadiste indonésien depuis 2000.

Les attentats de janvier 2016 à Jakarta par exemple, qui portent la « signature » de Daech dans leur mode opératoire, auraient été organisés selon l’enquête depuis une prison par Aman Abdurrahman, idéologue indonésien de Daech. Ce dernier aurait notamment réussi à radicaliser de manière plus profonde certains participants aux attentats lors de leur incarcération. Actuellement, on estime que 60 % des détenus indonésiens radicalisés soutiennent Daech.

L’allégeance de certains leaders djihadistes indonésiens à l’État Islamique a nécessairement chamboulé les mouvements en présence. Certains, comme Aman Abdurrahman, ont en effet délaissé leur soutien à Al-Qaïda et donc modifié les sphères d’influences. L’apport nouveau de cette propagande de Daech est la pratique du takfirisme, une branche du salafisme – lui-même affilié au sunnisme. Le takfirisme prône un islam ultra-orthodoxe, ne reconnaissant d’autres lois que la charia. Il ne cible pas uniquement, comme le fait principalement Al-Qaïda, les symboles occidentaux mais encourage la prise des armes envers quiconque ne se soumet pas aux règles édictées. Les autres branches de l’islam ne sont donc pas acceptées, et le takfirisme demeure d’ailleurs dans une lutte perpétuelle en divisant le monde entre la dar al-Harb (la terre à conquérir) et la dar al-Islam (la terre islamique, le califat).

Des bouleversements propices à l’ancrage du fondamentalisme

Le sunnisme radical n’est pas nouveau en Indonésie – ni dans la région sud-est asiatique d’ailleurs. En témoigne la « guerre des Padri » dès le début du XIXe siècle, où des pèlerins revenus de la Mecque et influencés par le wahhabisme tentèrent d’imposer un nouveau modèle à l’ouest de Sumatra, contre d’autres groupes musulmans d’abord puis contre les Hollandais. Toujours en Indonésie, les stratégies politiques ont particulièrement joué en faveur d’un retour du fondamentalisme.

Fin des années 90, le retour des fondamentalistes

Le cas de l’Indonésie, première population musulmane mondiale, est forcément l’un des premiers pays à susciter des interrogations quant à une possible propagation de l’idéologie de Daech. Différents mouvements extrémistes ont su perdurer depuis des décennies et s’imposer dans le paysage politique.

Suharto et sa dictature – de 1967 à 1998 – ont d’ailleurs participé à créer un terrain favorable à une plus grande place de la religion dans la politique. Avant sa démission sur fond de crise économique et de contestation en mai 1998, le dirigeant a recherché dans un but politique le soutien des leaders musulmans. Il avait lui-même accompli un pèlerinage à la Mecque en 1991 et adopté un prénom musulman, Muhammad.

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Le président indonésien Suharto lors de sa démission le 21 mai 1998. Sa stratégie politique a favorisé le retour d’exil de certains fondamentalistes musulmans. Crédits : Wikimedia Commons.

Ce prosélytisme stratégique a notamment favorisé le retour d’exil de fondamentalistes violents à l’instar d’Abu Bakar Bashir en 1999, l’un des leaders du mouvement Jemaah Islamiyah (JI).

Ce groupe extrémiste influencé par Al-Qaïda a réellement émergé entre la fin des années 90 et le début des années 2000. Son objectif est d’établir un État religieux selon son idéologie extrémiste, qui couvrirait la majorité de l’Asie du Sud-Est. La JI est notamment responsable des attentats de Bali en 2002 et de l’attentat de l’hôtel Marriott en 2009 qui ont fait plus de 250 morts. L’organisation s’appuie sur des conflits communautaires qui se sont exacerbés après la chute du régime de Suharto. En effet, la transition démocratique est difficile pour l’archipel en cette fin de XXe siècle. L’Indonésie est touchée par une crise économique et sociale profonde découlant elle-même de la crise financière asiatique de 1997. Le PIB chute de 13 % en 1998, entraînant une explosion du chômage. Entre 1997 et 2002, le taux de chômeurs est passé de 4 % à 28%.

La migration, l’équilibre bouleversé et la violence

Cette fracture est à mettre en perspective avec la politique de transmigration, la transmigrasi opérée par Suharto – qui avait déjà été menée à partir du début du XXe siècle – et le développement des transports en Indonésie. Ce programme, qui a officiellement pris fin en juin 2015, avait pour but de transférer une part de population des régions surpeuplées comme Java, Bali vers des zones moins densément habitées.

Les différentes migrations ont parfois perturbé les équilibres religieux dans certaines régions. Dans les Moluques par exemple, chrétiens et musulmans ont vécu dans une relative égalité de nombre jusque dans les années 70, période à partir de laquelle une forte immigration encouragée et majoritairement musulmane a bouleversé l’équilibre. La crise difficile ajoutée à cette méfiance entre population locale et immigrants ont abouti à des violences particulièrement importantes entre 1999 et 2002, faisant plus de 12 000 morts. Ce type de conflit constitue un socle pour les mouvements islamistes. Déjà dans les années 80, les combattants indonésiens partis faire le djihad en Afghanistan avaient surtout pour but de développer leurs compétences afin de pouvoir lutter contre le régime de Suharto à leur retour.Exemple plus récent, l’île de Batam a connu des signes de radicalisation en raison de tensions sociales. Située au sud-est de Singapour sur l’archipel de Riau, cette île indonésienne est en proie à une situation socio-économique difficile. En l’espace de trois décennies, sa population est passée de 6000 habitants à 1 million. Le déracinement et le désenchantement d’une nouvelle population ayant immigré pour le travail, les bidonvilles en nombre croissant ont constitué un contexte favorable à une radicalisation religieuse. Une radio salafiste, Radio Hang, a notamment émis depuis Batam avant d’être interdite, puis de nouveau autorisée par la Commission indonésienne de radiodiffusion (KPI) en 2017 après avoir modifié ses enseignements religieux diffusés. Abu Bakar Bashir a également visité l’île.

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L’île de Batam, qui a connu des signes de radicalisation en raison de sa situation socio-économique difficile. Crédits : Jean-Luc Barraud.

Mais il faut nuancer l’influence particulière que peut avoir Daech sur l’Indonésie aujourd’hui, et la différencier de l’influence de l’islam radical en général, qui n’a pas le même ancrage.

Un contexte régional qui pose des barrières à une profonde implantation de Daech

S’il existe des points d’ancrage favorables à une radicalisation, il ne s’agit pas pour autant de voir dans l’Indonésie et plus largement dans l’Asie du Sud-Est la nouvelle ligne de front de Daech. La propagande islamiste radicale, oui, trouve des échos à travers les arguments sociaux et politiques cités précédemment.

Cependant au regard des chiffres, l’impact est à relativiser concernant l’État Islamique. Dans une note du 7 juillet 2016, le Center for Strategic and International Studies (CSIS) estimait que pour toute l’Asie du Sud-Est, entre 700 et 1000 personnes étaient parties pour la Syrie, pour une population totale de plus de 600 millions d’habitants.

Divisions au sein des mouvances djihadistes

L’arrivée de l’organisation État Islamique en Indonésie a divisé les mouvances djihadistes. Certaines ont adhéré à ce nouveau discours comme FAKSI – Forum Aktivis Syariat Islam ou Forum des militants de la loi islamique en français – ou le Garis Gerakan Reformis Islam – Mouvement réformiste islamique. Jemaah Islamiyah et d’autres groupes ont, en face, décidé de rester fidèles à Al-Qaïda. En parallèle, Daech semble privilégier l’hijrah – le départ pour la Syrie – plutôt que des attentats sur le territoire indonésien.

Abu Bakar Bashir a par exemple prêté allégeance à l’État Islamique et représente ainsi une influence spirituelle de premier ordre sur le terrain. Il a été condamné en 2011 à quinze ans de prison pour avoir financé un camp d’entraînement djihadiste à Aceh. Cependant, son choix a divisé jusque chez ses propres fils. Ces derniers, ainsi que d’autres membres, ont quitté la Jamaah Ansharut Tauhid – une cellule de la Jemaah Islamiyah, aujourd’hui dispersée – et ont fondé leur propre groupe. Ils reprochent notamment à Daech leur violence envers les musulmans. La Jemaah Islamiyah dans son ensemble a choisi de rester proche d’Al-Qaïda, et est considérée comme telle par les Nations Unies depuis 2002.

Charlie Winter, chercheur à l’International Centre for the Study of Radicalisation and Political Violence (ICSR) du King’s College de Londres, a analysé une vidéo de propagande de l’EI datant de juillet 2016.

Il indique que 35 « provinces » ou wilayat reconnues de Daech sont mentionnées, mais ni l’Indonésie ni les Philippines n’en font partie. Selon son analyse, le but pour l’organisation est de démontrer son institutionnalisation, donc sa structure solide. Il ne s’agit plus seulement de proclamer une loyauté pour faire officiellement partie de l’organisation. Ce qui signifie que les deux pays ne sont pour l’instant pas assez structurés dans leurs mouvances djihadistes affiliées à Daech pour représenter une entité officialisée.

Une mêlée de croyances qui n’impose pas une adhésion

Concernant la seule Indonésie, 300 Indonésiens auraient rejoint l’organisation terroriste, soit 1,4 personne par million de musulman. Ce dernier chiffre s’élève à 40 pour la Belgique, et 14 pour l’Australie comme le précise Éric Frécon dans une étude stratégique de janvier 2017, financée par le Ministère de la Défense français. On ne peut donc pas parler de mainmise de Daech à l’heure actuelle, ni d’un quelconque « califat éloigné » en Indonésie.

Le syncrétisme religieux participe à freiner la propagation de l’islam radical sunnite tel qu’il est conçu par Daech. Sur l’île de Java par exemple, deux grands courants de l’islam cohabitent : les Abangan, qui ont conservé des croyances animistes à travers leur religion musulmane et les Santri, qui prônent un islam largement plus influencé par le Moyen-Orient et détaché des croyances locales polythéistes. Cette diversité, et cette cohabitation de croyances ne constitue donc pas un contexte favorable pour une mainmise d’un sunnisme radical, unique et violent.

Pour conclure

La présence majoritaire de l’islam en Indonésie, couplée à la présence d’un sunnisme radical de longue date, pose question face à l’avènement de l’État Islamique. L’organisation ayant reculé au Moyen-Orient, le territoire sud-est asiatique et notamment indonésien pourrait représenter un terreau de choix pour ancrer de nouvelles wilayat. Mais au regard de la situation en profondeur, on peut constater qu’il n’en est rien actuellement. Le djihadisme s’inscrit majoritairement à travers des problématiques socio-économiques locales, des équilibres politiques fragilisés. La diversité des croyances, entremêlées, freine indéniablement cet ancrage global.

Sur les cinq groupes indonésiens répertoriés « pro-Daech », tous sont soit sans expérience de combat, soit avec un nombre de membres très réduit. Certains leaders de ces mouvances ont cependant une certaine influence idéologique constatée en prison comme Aman Abdurrahman ou Abu Bakar Bashir, à ne pas négliger. Le djihadisme indonésien est donc très loin d’une mouvance de Daech structurée et dotée d’une force de frappe efficace. Mais l’instabilité de certaines zones appelle à une surveillance vigilante au regard des différents groupes radicaux ayant déjà un ancrage local, mais aussi de Daech qui pourrait évoluer dans son mode de propagande et mieux utiliser ces tensions localisées. Face à cela aujourd’hui, l’idéologie de Daech peut être entendue et utilisée par des organisations islamistes radicales dans le but d’acquérir une visibilité plus importante, mais cela ne signifie pas qu’elle adhère et prône de manière durable l’idéologie extrémiste de l’EI.

Par : Jessy Périé, journaliste et analyste en Relations Internationales
Article initialement publié par Mercoeur, retrouvez l’article original ici.

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