Cet article est le second volet du dossier consacré aux mouvements étudiants portugais sous la dictature d’António de Oliveira Salazar (1889-1970) et au rôle qu’ils jouèrent dans le renversement du régime au cours de la Révolution des Oeillets de 1974.

Les Fondements des Mouvements Étudiants : De nouvelles aspirations socio-culturelles

Au début des années 1950, l’Université de Coimbra avait une image d’université d’excellence où l’on formait les futurs cadres du régime. Les étudiants étaient alors assez conformistes. Comme l’explique José Marques Vidal, un ancien étudiant de l’université, dans l’un de ses écrits, les associations étudiantes étaient largement dominées et contrôlées par le pouvoir politique salazariste. Les étudiantes, elles, étaient considérées comme subalternes dans le milieu étudiant, et ne constituaient qu’une mince minorité même si leur nombre était en constante augmentation pendant les années 1950 et au début des années 1960. Miguel Cardina explique qu’en 1950-51, sur 3 220 étudiants, il y avait 941 femmes ; elles étaient 1377 en 1954-55 sur 4 032 étudiants. Finalement, leur nombre augmentant, elles ne représentaient même pas un tiers des étudiants. Selon lui, cette différence se voit aussi en-dehors de l’université.

Ainsi, les résidences étudiantes étaient séparées. D’un côté les républiques (republicas), des endroits conviviaux, destinés aux groupes, à l’animation. De l’autre, les « maisons » (lares), sortes de couvents destinés à garder leur intégrité féminine. C’est d’ailleurs seulement au milieu des années 50 qu’il est permis aux étudiantes de porter l’uniforme de prestige des étudiants de Coimbra, la cape et le bâton. C’est dans ce contexte que commencent à voir le jour, à Coimbra, des « groupes culturels » qui, d’une manière ou d’une autre, sur des sujets plus ou moins sérieux et plus ou moins polémiques, se montent en décalage par rapport à l’Etat nouveau. C’est en 1954 qu’est fondée la Chorale des étudiants de lettres de l’Université de Coimbra (CELUC en portugais). Il existait alors seulement une seule autre chorale, dite « officielle ». La nouvelle chorale prend alors une position novatrice puisqu’elle intègre à son répertoire des gospels et des compositions de Fernando Lopes-Graça, un pianiste alors connu pour son opposition au régime. En 1956 et en 1958, trois autres groupes voient le jour en suivant la trace de la chorale, se spécialisant dans le théâtre et les arts. Les étudiants commencent à vouloir montrer une identité qui n’est pas forcément celle qu’on leur a déterminée.

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Certains étudiants protestent aussi contre le poids encore très important de l’Église catholique dans la société et celui de la morale. Ils appellent à plus de liberté, notamment sexuelle. Cette aspiration apparaît notamment dans une Lettre à une jeune portugaise, publiée anonymement dans un journal étudiant de l’université de Coimbra. Les journaux étudiants permettent alors d’exprimer la contestation face au régime. En 1961 et 1962, sont ainsi publiées des caricatures comme « O Tó tem um cancro. Coitado do cancro » (Tó (diminutif d’Antonio Salazar) a un cancer. Ou encore « Angola é nossa » (L’Angola est nôtre), publiée par un étudiant noir. La jeunesse portugaise cherche à s’émanciper et à s’exprimer.

La politisation des étudiants portugais

Pendant la crise de 1969, une grande partie de la jeunesse est déjà en complète rupture avec le régime. Mais, selon, Celso Cruzeiro, c’est le marxisme qui a joué un rôle de « ciment dans la contestation ». La crise de 1969 apparaît alors comme un tournant dans le mouvement étudiant. Alors que pendant les années 1960 les slogans appelaient à la liberté des associations étudiantes, en 1969, ils appellent à la fois à la liberté de l’enseignement et à la démocratisation socio-économiques. Les étudiants appellent désormais à créer une nouvelle université dans un nouveau Portugal. La contestation passe alors de pédagogique à idéologique et s’accompagne donc d’un discours de plus en plus politisé. La lutte pour une nouvelle université se mêle à celle pour une nouvelle société. Pour la Police Internationale et de Sureté de l’Etat, les étudiants sont alors contrôlés, programmés et dirigés par des groupes « de gauche ». De plus, dans un de ces rapports de Coimbra, elle regrette que les rares étudiants de droite « n’ont pas leur propre groupe organisé » et « font des distinctions entre droite fasciste, républicaine, corporatiste et démocratique ». La crise de 1969 marque l’intensification de la répression de la part du régime.

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Alors que la conscription, qui durait 2 à 4 ans pour tous les jeunes portugais, pouvait jusqu’alors être différée pour ceux qui étudiaient, un décret du 4 juillet 1969 vint suspendre ce droit pour « les étudiants agitateurs ». Pour le régime, cela permit de les mettre à l’écart. Pour Guya Accornero, cela a, au contraire, contribué à déplacer le militantisme vers le secteur militaire, ce qui est encore plus problématique, surtout en période de guerre. La répression la plus dure envers les étudiants était alors l’arrestation. En plus du simple fait d’être emprisonné, cela avait pour objectif de retarder les études de l’étudiant. Mais là encore, le travail de l’historienne est précieux. Selon elle, la prison politique a contribué à « intensifier la socialisation politique et à redéfinir les identités politiques ». Toutefois, il serait inexact de croire que tous les étudiants, même ceux « de gauche » formerait un seul bloc idéologique. Les idéologies sont plurielles et mènent parfois au désaccord, entre marxistes-léninistes ou encore maoïstes pour ne citer qu’eux, ce qui peut provoquer de lourdes conséquences. Les étudiants portugais se forment aussi intellectuellement et idéologiquement de par ce qui se passe dans le monde en cette période.

Des aspirations venues d’ailleurs 

Malgré les efforts du régime pour cloisonner le pays, les portugais, et notamment les jeunes, ne restent pas indifférents à ce qu’il se passe ailleurs, et notamment dans les démocraties occidentales. La contestation du modèle capitaliste dans les sociétés occidentales, à la fois du point de vue économique mais aussi culturel, incarné par la société de consommation, est d’abord apparue dans le monde anglo-saxon sous la forme d’un véritable rejet de la société industrielle. C’est sur cette base qu’ont vu le jour des communautés « hippies » et une culture alternative, qui prônent par exemple la non-violence dans les luttes et véhiculent leurs messages par la musique. Cette jeunesse révoltée a ensuite utilisé des formes plus politiques de protestation et a notamment utilisé les universités comme lieux de rassemblement et comme point de départ de la lutte.

Ce phénomène a ainsi commencé aux Etats-Unis avec l’occupation de l’université de Berkeley en 1964 mêlant les protestations contre la guerre du Vietnam et le « Civil Rights Movement ». A la différence du mouvement pour le droit des populations noires, qui ont, à certains moments, utilisé des moyens de lutte plus radicaux et violents, le mouvement étudiant américain est resté pacifique. De ce mouvement sont nés, entre autres, les courants féministe, écologiste ou encore pour le droit des homosexuels. Cette contestation croissante contre le capitalisme et les inégalités s’étend aussi aux aspects autoritaires ou ressentis comme tels dans certaines démocraties. A partir de 1966-1967, et avec son apogée en 1968, la révolte étudiante s’est étendue jusqu’au Japon et aux principaux pays européens. La lutte vise alors principalement l’autoritarisme, qui est considéré comme une des caractéristiques les plus visibles des sociétés industrialisées d’alors mais aussi les différentes formes de l’impérialisme américain, et notamment l’intervention militaire au Vietnam. En France, le mouvement qui atteint son apogée en mai 1968, se présente, aux yeux du monde et notamment au Portugal, par des scènes de violence urbaine dans le quartier latin à Paris.

Ce mouvement a réussi à mobiliser à la fois des syndicats, des partis de gauche, mais aussi des étudiants, nombreux, unis dans l’opposition au Général De Gaulle. Semblant vaciller sous l’effet des grèves générales, mais mobilisant l’opinion publique grâce aux médias audiovisuels, il obtint un important succès aux élections qui suivirent la crise. Il réussit à démobiliser la révolte étudiante. Enfin, le Portugal est l’un des derniers pays colonisateurs du monde. Les critiques venues du monde entier concernant la politique étrangère portugaise sur ce point se mêlent aux idées pacifistes qui circulent déjà. Les guerres en Angola et au Cap-Vert deviennent de moins en moins populaires. Nombreux sont les jeunes soldats qui reviennent mutilés ou choqués. Des centaines de milliers de jeunes préfèrent fuir le pays, notamment vers la France, pour ne pas y être envoyés. Des villages portugais entiers se vident. Ils fuient la dictature, la guerre mais aussi la misère. Ils partent illégalement et clandestinement. C’est le Salto. Au-delà des résultats politiques, bien modestes, les révoltes de 1968 laissèrent une empreinte importante sur les sociétés occidentales. Elles ont renouvelé le mythe de la révolution sociale, créé de nouvelles formes de mobilisation, et participé à la création d’une mémoire de l’action collective.

Par : Alexandre Laranjeiro, analyste en Relations Internationales.

Article initialement publié par Mercoeur, retrouvez l’article original ici.

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