Ce dossier a été initialement publié par le collectif Mercoeur, il y est question des mouvements étudiants portugais sous la dictature d’António de Oliveira Salazar (1889-1970), et du rôle qu’ils jouèrent dans le renversement du régime au cours de la Révolution des Oeillets de 1974. Ce article est issu d’un mémoire rédigé par Alexandre Laranjeiro, analyste en Relations Internationales, retrouvez tout au long de cette semaine d’autres articles qui composent ce dossier.

 

Les mouvements étudiants face à l’Etat nouveau au Portugal (1956-1969)

 

Ministre des Finances de la dictature militaire née du coup d’Etat de 1926, provoquant la chute de la première république parlementaire du Portugal instaurée en 1911, António de Oliveira Salazar est nommé Président du Conseil en 1932. En 1933, par un vote plébiscitaire en faveur de la nouvelle Constitution, il fonde l’Estado Novo. Il devient alors le chef absolu de ce régime jusqu’en 1968, quand il est remplacé, pour des raisons de santé, par Marcelo Caetano.

Selon Guya Accornero, l’Estado Novo s’inspirait surtout du fascisme italien, mais avec des spécificités importantes, comme la forte inspiration de la doctrine sociale de l’Église catholique et l’absence de politique expansionniste, puisque le Portugal possédait déjà un grand empire colonial. L’Estado Novo a par contre adopté les principes du corporatisme fasciste, aussi bien sur le plan social et économique, que pour la gestion de l’ordre public et le contrôle des dissidents politiques. Pour définir l’agitation croissante qui régnait ainsi dans les établissements d’enseignement supérieur, notamment à partir de la deuxième moitié des années 1960, la Police Internationale et de Sûreté de l’Etat (PIDE en portugais), la police politique dans « L’Etat nouveau » de Salazar, a commencé à utiliser l’expression d’ « effervescence estudiantine ».

Sans pouvoir l’affirmer, il est possible que cette caractérisation du conflit social étudiant ait été influencée par les travaux d’Emile Durkheim qui, un siècle plus tôt, parlait « d’effervescence collective » pour décrire des individus rassemblés en un groupe « dans une même pensée et dans une même action ». Selon lui, de ce travail collectif pouvaient faire émerger de nouvelles idées, de nouveaux idéaux, de nouvelles visions du monde qui contribuent au mouvement social. Mais, dans la plupart des cas au sein de régimes autoritaires, cette émulation se fait dans l’illégalité la plus totale. Dans le cas portugais comme dans d’autres, le passage à la démocratie porte un coup d’arrêt à ces procédures, ce qui les légitime. Ainsi, cette effervescence collective contribue donc au mouvement social mais aussi aux changements politiques et institutionnels.

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Au Portugal, la Police Internationale et de Sûreté de l’État a identifié très tôt le mouvement étudiant dans son ensemble comme potentiellement à risque pour le régime.

Les étudiants d’alors représentaient de nouvelles façons de penser, de nouveaux comportements sociaux ouvrant de nouveaux espaces de liberté qui pouvaient menacer la stabilité du régime. C’est surtout à partir de la deuxième moitié des années 1960 que la police politique prend de véritables mesures. Elle impose une surveillance omniprésente et constante sur toutes les activités menées dans les établissements d’enseignement supérieur portugais ou liées, de près ou de loin, aux mouvements étudiants.

Pendant cette période, les mouvements étudiants apparaissaient alors comme la principale menace pour le régime. Ainsi, en 1973, plus d’un tiers des prisonniers politiques au Portugal étaient des étudiants. Le mouvement étudiant était donc, à la fin du régime, la catégorie sociale la plus touchée par la répression, alors même que, dans la société portugaise d’alors, cette catégorie sociale était très peu conséquente.

Ainsi, il convient d’étudier comment les mouvements étudiants ont pu représenter une véritable forme de résistance au régime salazariste au Portugal de 1956 à 1974. Nous verrons dans une première partie comment ce mouvement s’est opposé au régime provoquant trois crises majeures, puis nous montrerons quels ont été les fondements de cette mobilisation étudiante, et, enfin, nous verrons que cette mobilisation s’essouffle, se montrant finalement assez inoffensive, mais sort tout de même victorieuse de son combat face à l’État nouveau.

 

La naissance d’un mouvement étudiant en rupture avec le régime

 

Le 12 décembre 1956, le gouvernement portugais, sur ordre de Salazar, fait entrer en vigueur le décret-loi n° 40 9000 qui réduit l’autonomie des associations étudiantes, les plaçant sous la tutelle du ministère de l’éducation nationale. L’État voulait ainsi contrôler l’élection des représentants des étudiants. Des protestations s’élevèrent depuis les universités de Coimbra, Porto et Lisbonne ce qui, dans une certaine mesure, fit reculer le gouvernement. Ce projet ne fut pas abandonné mais mis de côté. En février 1962, le gouvernement de Salazar interdit la tenue du « Jour de l’étudiant » le 24 mars, ce qui provoqua un tollé général dans les universités du pays. Des grèves se déclenchèrent dans la plupart des facultés jusqu’à la période des examens. Ces grèves furent marquées par l’adhésion massive des étudiants et le soutien d’un nombre considérable de professeurs. A Lisbonne, des étudiants prirent d’assaut et occupèrent le réfectoire.

A Coimbra, le 9 mars 1962, eu lieu la « Réunion nationale des étudiants », pourtant interdite, qui déboucha sur la création du Secrétariat national des étudiants portugais. Le 24 mars, la police chargea les étudiants à l’intérieur même des universités. En réaction, les étudiants de Lisbonne et de Coimbra proclamèrent un « deuil académique ».

Le gouvernement sembla alors céder puisqu’il ré-autorisa dans un premier temps la tenue du « Jour de l’étudiant » pour le 7 et le 8 avril avant de le ré-interdire le 5 avril, deux jours seulement avant la manifestation.

Cette mesure provoqua une véritable explosion du mouvement étudiant qui atteignit son apogée les 10 et 11 mai 1962 quand les forces de sécurité prirent d’assaut le local de l’Association Académique de Coimbra, un des centres névralgiques de la lutte étudiante et symbole de l’irrévérence vis-à-vis du régime.

Cette action dure et violente provoqua un mal-être du côté du régime et un mécontentement encore plus grand du côté des étudiants. Ces derniers occupèrent alors, avec des professeurs, la cantine de la Cité Universitaire à Lisbonne. Les protestations de 1962, marquées par les différentes grèves et les confrontations physiques avec la police, atteignirent leur paroxysme quand le gouvernement décida d’envoyer la « Policia de Choque » (sorte de corps d’élite de maintien de l’ordre qui existe toujours au Portugal) et la Police Internationale et de Sûreté de l’État dans les universités. Cette dernière arrêta alors aléatoirement de nombreux étudiants et professeurs. Certains furent renvoyés de l’enseignement supérieur, d’autres arrêtés et certains même intégrés de force à l’armée et envoyés dans les territoires en guerre à l’époque, notamment en Angola.

 

La crise de 1969, la consolidation de l’opposition estudiantine et sa répression

 

Le 17 avril 1969, le président de la République, Américo Thomas, visita l’Université de Coimbra pour y inaugurer le nouveau bâtiment de la Faculté de Mathématiques. Pendant la cérémonie officielle, Alberto Martins, le Président de la direction générale de l’Association Académique de Coimbra fut interdit de parole, ce qui provoqua l’indignation des étudiants.

Les protestations dégénèrent jusqu’à une grève générale. En réaction, le gouvernement fit fermer l’université le 6 mai 1969. La grève générale fut suivie à 85%, ce qui était alors inédit dans le pays. Le 25 septembre 1969, une manifestation fut réprimée dans une rue de Coimbra par la PSP (Police de sécurité publique, équivalent de la Police Nationale en France), provoquant plusieurs blessés parmi les étudiants qui furent hospitalisés et interrogés à l’hôpital. Dans un rapport de la PIDE, il est indiqué que le 25 septembre a été « transformé en une journée de folklore politique, avec coups de bâton, gaz lacrymogènes, taches de sang sur les trottoirs, étudiants hospitalisés, cris d’assassins contre la PSP et en plus des magasins qui ont fermé pour éviter les dégâts ». Le principal problème était que ces événements avaient aussi touché des civils en marge des manifestations qui avaient ensuite porté plainte à la préfecture. La PSP essuya alors de vives critiques de la part de la PIDE, jugée « pas assez raffinée » pour le maintien de l’ordre public.

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C’est à la fin du mois de septembre que la crise s’estompa, le mouvement s’essoufflant, la répression s’intensifiant aussi.

En 1971, une réforme de l’éducation fit fermer la quasi-totalité des associations étudiantes du pays et mit en place des « agents » du Ministère de l’Intérieur dans les facultés pour éviter tous les nouveaux foyers « subversifs et révolutionnaires. »

Selon Guya Accornero, cet événement n’était pas improvisé, et il intervint après les élections pour la nouvelle direction de l’Association d’étudiants qui s’étaient tenues un mois auparavant et avaient donné la victoire, avec 75 % des votes, à une liste de gauche, la liste du Conseil des républiques (Conselho das republicas).

Ces élections faisaient suite à quatre années pendant lesquelles la direction de l’Association était entre les mains d’une commission administrative non-élue et contrôlée par les autorités. La mobilisation pour la réalisation d’élections libres afin de choisir les représentants des étudiants avait constitué une revendication fondamentale et la crise de 1969 en a été le résultat.

Le fait que l’université de Coimbra se trouvait sans organismes légaux effectivement représentatifs avait certes permis une période de calme mais avait aussi stimulé le développement de réseaux alternatifs comme base pour le conflit, plus informels et moins contrôlables par les autorités. Ces réseaux se constituaient surtout autour du circuit des Republicas, les traditionnelles résidences étudiantes de Coimbra, considérées alors par la police comme presque toutes « de gauche ».

Cette relative libéralisation est en fait une conséquence directe du retrait de Salazar de la vie politique. En effet, victime d’un accident vasculaire cérébral, il doit quitter le pouvoir en 1968. Il sombre dans un coma et meurt le 27 juillet 1970. Son remplaçant est Marcelo Caetano, professeur de droit à l’Université de Lisbonne et membre important des jeunesses salazaristes. Selon Miguel Cardina, chercheur au Centre des études sociales et à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Université Nouvelle de Lisbonne, Marcelo Caetano a tenté de libéraliser à la fois le régime et la société mais n’y est pas parvenu, se trouvant dans une solution plus que délicate économiquement et affaibli par les guerres coloniales.

Par : Alexandre Laranjeiro, analyste en Relations Internationales.

Article initialement publié par Mercoeur, retrouvez l’article original ici.

 

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